Les salariés feraient-ils de nouveau confiance aux syndicats? edit
Réalisée en juin dernier, la troisième vague du Baromètre annuel sur le Dialogue social du CEVIPOF fut réalisée dans un contexte particulier comparé aux vagues antérieures[1]. Alors que les première et deuxième vagues de l’enquête s’étaient déroulées dans un contexte marqué par un mouvement social de près de trois mois à propos de la réforme des retraites et surtout de la réforme des régimes spéciaux (hiver 2019-2020), cette troisième vague est enchâssée dans une crise sanitaire du à la Covid-19. En outre, de nombreuses incertitudes entourent toujours aujourd’hui l’emploi de nombreux salariés, les organisations du travail et le devenir à terme de beaucoup d’entreprises[2].
Un regain de confiance pour les syndicats
Dans ce contexte, quid du dialogue social et des partenaires sociaux ? Dans un pays longtemps caractérisé par une forte défiance à l’égard des syndicats, un fait ressort plus particulièrement comparé à d’autres, c’est le regain de confiance que ceux-ci recueillent cette année auprès des salariés, 40% d’entre eux affirmant leur faire très confiance ou plutôt confiance. Il s’agit là d’un niveau qui dépasse celui de 2010 (36%) et plus encore celui du milieu de la dernière décennie (28% en 2013 et 29% en 2017)[3]. Certes, la majorité des salariés exprime toujours de la défiance face aux syndicats (60%). En outre, ces derniers demeurent en « queue de peloton » : ils devancent certes les médias, les réseaux sociaux et les partis politiques qui suscitent traditionnellement des sentiments de défiance élevée, mais se situent loin derrière des institutions ou des instances comme la Sécurité sociale (taux de confiance : 71%), les Prud’hommes (66%) voire les directions d’entreprise (55%)[4].
Reste que le rebond de confiance accordé aujourd’hui aux syndicats est tout à fait réel ce qui laisse la place à une question importante à nos yeux : s’agit-il là de l’amorce d’une tendance haussière appelée à se pérenniser ? En fait la réponse à la question mérite d’être fortement nuancée car au-delà des effets de conjoncture, le Baromètre du dialogue social du CEVIPOF montre depuis plusieurs années la présence d’invariants qui corrèlent une profonde précarité des rapports entre syndicats et salariés.
Un besoin d’autonomie accrue des salariés
Le premier invariant concerne l’affirmation d’un besoin d’autonomie des salariés par rapport aux syndicats y compris dans des situations délicates. À la question : « pour défendre vos intérêts en tant que salariés quel recours privilégier ? », les salariés optent d’abord pour une coordination avec leurs collègues de travail qui partagent des préoccupations analogues, et cette tendance s’accentue avec 75% (contre 71% en 2019). Puis, assez loin derrière viennent une discussion avec la hiérarchie (62%) et un recours aux élus ou aux représentants du personnel (59%). Certes, on pourrait rapporter ce besoin d’autonomie à la recherche de proximité immédiate ou locale avec son environnement et ses collègues de travail, cette recherche étant de plus en plus évidente dans les entreprises[5]. Mais on peut aussi la rapprocher des attentes qui se manifestent de plus en plus souvent à propos de nouvelles formes d’expression (souvent autonomes) des salariés et qui peuvent concerner la gestion et les décisions mises en œuvre par les directions d’entreprises[6].
Parmi les thèmes prioritaires du dialogue social, les salariés situent de façon banale les revendications les plus immédiates ou habituelles comme le pouvoir d’achat (56%), les conditions de travail (53%) ou la protection sociale (27%). Mais parmi d’autres thèmes dont certains relèvent de revendications plus qualitatives, c’est la participation du monde du travail aux décisions de l’entreprise (20%) qui l’emporte et de loin sur l’absence de discriminations dans l’entreprise (13%), les conditions d’embauche et de licenciements (12%), la formation professionnelle (12%) et en dernier lieu, les libertés syndicales (5%).
Ce besoin d’expression plus ou moins autonome des salariés ne s’applique pas seulement aux décisions de l’entreprise, il s’étend aussi à un autre domaine, les rapports contractuels et institutionnels qui aux yeux de très nombreux salariés ne doivent plus constituer une sorte de « chasse gardée » entre « employeurs et syndicats ». Parmi les personnes concernées par l’enquête, le fait « que les salariés puissent donner leur avis avant ou pendant les négociations dans leur entreprise » est très fortement avalisé (90% de réponses positives).
Par-delà, la recherche d’une certaine autonomie et d’un besoin d’expression directe touche un registre encore et souvent « tabou » en France à savoir le monopole syndical en faveur des organisations juridiquement représentatives pour la présentation de candidats au premier tour des élections professionnelles dans l’entreprise ce qui intéresse en premier lieu les « cinq grandes » (CFDT, CGT, FO, CFE-CGC, CFTC). Il s’agit là de l’un des droits syndicaux parmi les plus importants voire historiques mais qui aujourd’hui est mis en cause par 81% des salariés qui estiment « qu’il faut (désormais) permettre à des listes de non-syndiqués de se présenter dès l’ouverture des élections ». Il est évident qu’on est ici en présence d’une opinion largement partagée et qui signifie plus que d’autres dimensions, la distance accrue ou la défiance ressentie à « la base » à l’égard des syndicats et plus largement des IRP (Instances représentatives des personnels) existantes.
Parties prenantes ou «culture conflictuelle»
À ce stade de la réflexion, une question se pose. La défiance des salariés s’adresse-t-elle à l’ensemble des syndicats ou plutôt à un type de syndicalisme particulier plutôt qu’à un autre ? En France, il existe une culture du conflit qui relève de la longue histoire du mouvement syndical et qui demeure toujours au sein de certaines organisations plus souvent d’ailleurs par le « monde des militants » que par celui des simples adhérents. Et elle l’est moins encore pour une large part des salariés qui sont loin d’adhérer à une culture conflictuelle (ou « grévicultrice ») comme le montrent les résultats du Baromètre du CEVIPOF depuis plusieurs années[7]. À la question « Pour faire confiance à un élu ou à un représentant du personnel, qu’est-ce qui vous semble le plus important ? », une « bonne connaissance des dossiers » par ces derniers c’est-à-dire en fait une sorte de syndicalisme d’expertise est clairement privilégiée par les salariés (29% en 2021) face à la présence d’un « syndicat combatif » (20%) (rappels 2019 : 32% et 26%, respectivement). De la même façon, pour « exercer davantage d’influence sur les décisions de l’entreprise, « le recours à la hiérarchie immédiate » (44%) devance amplement « le recours à la grève » (28%).
Ainsi tout se passe comme si un certain type de syndicalisme protestataire – le fameux « syndicalisme de luttes » revendiqué par certains militants – était aujourd’hui et depuis plusieurs années de moins en moins influent au sein du monde du travail ce qu’attestent d’ailleurs non seulement les résultats de l’enquête du CEVIPOF mais aussi les résultats plus globaux issus des élections professionnelles d’entreprise qui influent sur la représentativité des syndicats au niveau national.
Relevé par le dernier Baromètre social du CEVIPOF, le regain de confiance accordée aux syndicats demeure ainsi ambigu. Ou en d’autres termes, la défiance qu’expriment de nombreux salariés à l’égard de ces derniers – un sentiment qui demeure très majoritaire (cf. supra) – concerne plutôt une vision très traditionnelle du syndicalisme protestataire même si les organisations réformistes ne recueillent pas forcément une approbation massive loin de là et pour cause. Ce qui depuis plusieurs années ressort des résultats de nos enquêtes c’est, on l’a vu, un fait précis : face aux instances représentatives du personnel, c’est la recherche d’une autonomie des salariés (toujours mieux informés, toujours plus diplômés) et celle d’une expression directe à propos des décisions de l’entreprise ou pour influer sur les négociations collectives.
D’où une première conclusion : au regard des rapports entre les syndicats et les salariés, rien n’assure que le rebond de confiance que leur accorde aujourd’hui ces derniers demeure pérenne tant la distance et l’éloignement entre le uns et les autres demeure encore et toujours très importants.
[1]. Le Baromètre a été produit avec le concours d’IPSOS et le soutien de Dialogues et de Sciences Po Exed, Paris. À cause de la pandémie, l’enquête sur le terrain a été reportée de plus d’un an. Elle s’est faite auprès de 1575 personnes dont 603 cadres. Parmi elles, 673 exerçaient dans des PME, 502 dans des ETI, 394 dans des grandes entreprises. Les résultats sont disponibles sur le site du CEVIPOF : www.cevipof. com
[2]. Dans l’enquête, 33% des salariés estimaient que la situation de leur entreprise s’était dégradée durant la dernière année et 26% qu’il en était de même à propos de leur situation personnelle. Quant à l’impact du Covid-19, il était évident sur l’organisation du travail et l’emploi. Dans leur entreprise, 52% des salariés interrogés évoquaient la mise en place étendue du travail à distance, 41% le recours au chômage partiel, 27% insistant sur des mesures de réduction d’emploi (gel des embauches, non-renouvellement de contrats, plan de licenciements ou incitation à des départs volontaires).
[3]. Source : Baromètre annuel de la Confiance politique, Cevipof.
[4] . Dans certains pays européens, le taux de confiance dans les syndicats est souvent plus élevé : il était par exemple de 53% en Allemagne et de 48% en Grande-Bretagne en 2020. Source : ibid.
[5]. A un niveau plus institutionnel ou contractuel, la recherche de proximité s’exprime par le primat accordé par les salariés à la négociation locale. S’agissant de leur situation dans les prochaines années, 52% souhaitent privilégier la négociation d’entreprise (cadres, 51%, non cadres, 52%), 29% la négociation de branche (35% en 2019) et 19% seulement l’intervention du législateur ou de l’Etat.
[6]. Cf. Groux, Guy, « Une dimension du dialogue social. L’autonomie accrue des salariés » in Géa (Frédéric), Stévenot (Anne) (dirs), Le Dialogue social. L’avènement d’un modèle ?, Bruxelles, Bruylant, coll. Paradigme, ouvrage publié avec le concours de l’Agence nationale pour la recherche, 2021.
[7]. S’agissant de la littérature, cette culture du conflit (ou de la mobilisation) occupe très souvent aujourd’hui une place éminente voire hégémonique dans les sciences sociales et dans de nombreux travaux de sociologie politique portant sur le syndicalisme.
Vous avez apprécié cet article ?
Soutenez Telos en faisant un don
(et bénéficiez d'une réduction d'impôts de 66%)