Pistes pour une refondation, urgente, de l’aménagement du territoire edit
La politique d’aménagement du territoire doit-elle changer ? Personne n’en doute. Mais comment en reformuler le sens ? Pour beaucoup, l’aménagement du territoire reste fondamentalement un outil compensateur, de redistribution en direction des zones pénalisées par le cours des choses. Hier, c’était le « désert français » qu’il fallait irriguer face à Paris. Aujourd’hui, c’est le « rural », et plus largement tout ce qui serait « hors-métropole » qu’il faudrait aider alors que richesses, emplois et opportunités se concentrent dans les grandes villes. Quoi de neuf depuis l’origine de cette politique dans l’après-seconde-guerre-mondiale ? En réalité tout au plan des dynamiques spatiales de la société et son économie, mais ce tout n’a pas été pris en compte. Il faut refonder la notion d’aménagement du territoire, et pour cela partir de trois basculements de fond, qui appellent trois nouveaux principes majeurs, et trois innovations dans les modes d’action.
Trois basculements de fond
Des territoires… ou des réseaux ?
Selon l’OCDE, la France consacre actuellement un peu moins de 2% de son PIB à l’investissement dans les infrastructures (transports, télécommunications, énergies, eau) contre un peu plus de 3 % dans les années 1970. Même si on peut débattre du niveau de cet effort national par rapport à d’autres pays, et de son orientation (priorité à la maintenance de l’existant ou aux projets nouveaux), le temps où l’aménagement du territoire pouvait s’incarner dans une politique d’équipement en grandes infrastructures est derrière nous. La France n’est pas la Chine, ni même l’Espagne dont l’investissement en la matière doit tout au projet européen. Aménager la France du 21e siècle ce n’est pas promettre des LGV à toutes les villes moyennes, ni viser les 100 Mbts de débit numérique dans les zones de très faible densité, ou encore doubler partout le maillage autoroutier. Pour les collectivités territoriales, le pouvoir d’aménager consiste trop souvent à réclamer des infrastructures nouvelles à l’État, éternellement redevable du désenclavement : l’intendance doit suivre.
Mais en réalité le pouvoir a changé de côté. L’enjeu des réseaux aujourd’hui est dans les organisations et services qui s’y déploient. La maximisation de l’intérêt collectif des réseaux, à infrastructures constantes, est la vraie question politique. Du coup, ce sont les opérateurs de ces réseaux (de transport, de communication et de données, d’énergie, d’échanges de matières, de services, etc.) – qui ont la main. Jusqu’à présent, les territoires, c’est-à-dire leurs collectivités, exigeaient la réalisation de réseaux nouveaux et les instrumentaient comme de purs objets techniques. Désormais les réseaux, c’est-à-dire leurs opérateurs, guident l’offre de services et de biens collectifs et font concrètement les choix stratégiques qui orientent l’avenir du pays.
Le local n’est plus ce qu’il était
Des milliers de pouvoirs locaux fragmentés et en réalité peu puissants, mais un millier de parlementaires, qui en étaient largement issus jusqu’à la dernière réforme électorale, pour en relayer l’influence « à Paris » : tel était le compromis de gouvernance à la française, celui de la « République des territoires ». Avec, entre le local et le central, une haute administration alternativement sommée de porter le compromis en question ou de s’effacer. « Au secours, l’État s’en va… Au secours l’État revient » : avec la décentralisation, les collectivités locales ont grandi mais sont longtemps restées bloquées au stade de l’adolescence, toujours contre l’État, « tout contre » comme disait Sacha Guitry.
Tout a changé : plusieurs réformes territoriales successives ont fait monter en échelle les pouvoirs locaux, tandis que l’État se retirait progressivement des responsabilités locales, RGPP oblige. Le cumul des mandats est aboli, le relais parlementaire va devoir fonctionner sur d’autres modes. Le véritable horizon de la gouvernance au 21e siècle, ce n’est pas le compromis local-central de la République des notables, c’est l’implication politique de toutes les parties prenantes dans la conduite des changements qui attendent le pays.
Entrée dans l’anthropocène
Avec 65 millions d’habitants en métropole, la France n’a jamais été aussi peuplée, et en même temps son espace n’a jamais été aussi protégé : 24% de sa superficie est l’objet d’un classement en espaces protégés, avec des parcs naturels régionaux, des parcs nationaux, des réserves naturelles, des arrêtés de protection, etc., contre 15 % en moyenne mondiale. Le principe initial de cette approche de l’environnement par classements et zonages, qui s’est déployé massivement à partir des années 1960, était de tenter d’équilibrer développement et protection : plus le pays s’urbanisait, plus il devait compenser son empreinte par des espaces naturels protégés.
Or on a pris conscience, sous l’effet du changement climatique global, que cette vision dichotomique des rapports sociaux à la nature n’est pas durable. La proposition du météorologue et Nobel de chimie Paul Josef Crutzen de considérer que la planète est entrée au 20e siècle dans l’ère de l’anthropocène révolutionne la façon de penser les rapports des sociétés à la nature. Désormais l’enjeu n’est pas tant de classer 30 ou 35% de l’espace national en zones de protection environnementale, que d’inclure les exigences environnementales dans toutes les situations spatiales, y compris les plus denses et les plus urbaines. Il faut sortir de la quête de l’équilibre des vocations (développement versus protection) entre fractions de territoire, qui n’a pas de sens d’un point de vue systémique, et penser conjointement développement et gestion de l’espace naturel.
Trois nouveaux principes majeurs
Accès
La conséquence du premier basculement est qu’il faut passer d’un aménagement qui ne connaît que la valeur « proximité », à un aménagement qui promeut la valeur « accessibilité ». Le temps des petites républiques territoriales qui prétendaient offrir en réduction le panel national des services est révolu. A l’ère du numérique, la présence physique des services n’a de sens que si elle s’adosse à une offre en réseau : cela vaut en santé, éducation et formation, administration, mais aussi en services à la personne, etc.
L’indignation générale contre la montée des « déserts » (désert médical, désert judiciaire, désert éducatif, etc.) mélange des causes disparates. Si la Poste semble moins présente dans les territoires, malgré les 17 000 points de présence que lui impose le Contrat de présence territoriale, c’est surtout parce que le courrier est en train de mourir à cause du mail. Si la médecine libérale n’est plus celle de nos regrettés « médecins de campagne », c’est parce que la profession elle-même veut travailler autrement. Si les pompes à essence ont disparu des grands axes routiers hors autoroutes, c’est parce que la grande distribution a éliminé les détaillants. Derrière toutes ces causes disparates, il y a la fin d’une réponse territoriale et autonome aux besoins locaux, et son remplacement par une offre en réseau dont tout l’enjeu est d’améliorer le fonctionnement, la régulation et d’abord l’accessibilité.
Réciprocité
La conséquence du deuxième basculement est qu’il faut aller d’un aménagement du territoire qui pense « hiérarchie » à un aménagement du territoire qui pense « système ». Quelle a été la traduction territoriale du primat de la notion de proximité ? La notion d’armature. Les aménageurs ont ainsi pendant longtemps cherché à définir les « paniers de service » souhaitables pour chacune des strates démographiques de centralités, de la métropole au village. Parfois, le volontarisme se lisait à travers le suréquipement d’une ville au regard de sa taille : on souhaitait ainsi la faire monter en gamme pour modifier l’armature urbaine existante. Les grandes villes de province ont été instituées « métropoles d’équilibre » au cours des années 1960 et ont été sur-dotées pour faire émerger des métropoles françaises plus dynamiques, notamment pour conjurer la peur d’une surconcentration des fonctions métropolitaines à Paris.
Pourquoi cette logique de l’armature n’a-t-elle plus grand sens aujourd’hui ? Le pays est aujourd’hui bien équipé. Avec une mobilité facilitée pour beaucoup, on peut court-circuiter la ville la plus proche pour avoir accès à un loisir, un achat, des études, un recours quelconque. L’ordonnancement des investissements avait sa pertinence quand l’Etat avait la main sur eux, ce qui n’est plus le cas. Bref, l’aménagement du territoire ne peut plus se contenter de définir un « panier de services » pour chaque strate démographique, il doit viser la complémentarité des services offerts entre les villes, définir les fonctions à attribuer à chaque territoire en fonction de ses relations aux autres, et donc penser système et réciprocité plutôt que hiérarchie et autonomie.
Transition
La conséquence du troisième basculement est qu’il faut réfléchir à la mission environnementale de l’aménagement non plus seulement en termes de protection mais aussi et surtout de transition. La protection cantonnait la vertu écologique dans des zonages, laissant le reste du territoire à ses obligations économiques. La transition porte une toute autre ambition, celle de transformer en profondeur les rapports aux ressources finies du développement. Cette ambition concerne l’énergie, mais aussi inséparablement le recyclage, donc l’économie circulaire, ce qui appelle à son tour une autre appréhension des grands cycles naturels (eau, biomasse, chaîne alimentaire) : une transition en implique une autre, et, là encore, c’est moins d’une hiérarchie des transitions (énergétique, écologique, numérique, etc.) que d’un système, et surtout d’un chemin de transitions, dont l’aménagement du territoire doit être l’expression dans chaque contexte.
Trois innovations dans les modes d’action
Articulation
Ce qu’il y a de remarquable encore dans la transition, c’est qu’elle ne tolère ni zonage, ni exclusivité des compétences, mais exactement leur contraire. Les deux dernières décennies ont été marquées par la réforme permanente dans une volonté de montée en échelle qui est allée au bout de sa logique. Que gagnerait-on désormais à faire des communautés ou des régions encore plus grandes ? Il faut changer le logiciel de la réforme territoriale.
Désormais la grande question qui est posée à la décentralisation, et à travers elle à l’aménagement du territoire, c’est l’articulation des politiques publiques, à la fois horizontalement entre collectivités de proche en proche, et verticalement entre collectivités de niveau différentes. Qu’on l’appelle interterritorialité, alliances des territoires, contractualisation coordonnée, il s’agit d’inventer un fédéralisme infranational, de s’éloigner du mimétisme des pouvoirs locaux avec la pseudo-souveraineté nationale, et d’entrer dans l’ère de la souveraineté partagée.
Transaction
Du coup, l’aménagement du territoire ne peut être ce grand mécanisme redistributeur qu’il prétend continuer à être. La redistribution est beaucoup plus puissante lorsqu’elle passe par des mécanismes globaux, sans discrimination territoriale (on verse des retraites partout en France, on accède au même service public, on a les mêmes droits sociaux quelles que soient les régions, etc.), et que la mobilité des ménages réalloue ces revenus dans l’espace par les choix résidentiels, comme l’ont bien montré les travaux de Laurent Davezies. L’aménagement réoriente à la petite cuillère des flux de revenus qui sont comme les fleuves de l’économie résidentielle.
La vraie mission de l’aménagement du territoire n’est pas la compensation, c’est la transaction entre tous les territoires, leurs collectivités comme leurs acteurs, qui ne laisse aucun d’eux dans l’incapacité d’entrer dans le système. La vraie mission n’est pas l’aumône, c’est la rétribution collectivement consentie des ressources que les uns et les autres mettent dans ce système. « L’inégalité » des territoires garantit que ces ressources sont très complémentaires. Reste à réguler l’échange des biens communs réciproques, qui rendra de fait les territoires solidaires, et remotivera l’économie publique des biens territoriaux.
Management
Routes et ronds-points, TGV et tramways, piscines et salles polyvalentes, universités et Zéniths : l’aménagement du territoire s’est, depuis l’origine, pensé comme une manière d’organiser la dotation territoriale en équipements. Demain, il y aura encore besoin de ces petits et grands investissements, mais ils seront moins nombreux, et l’essentiel des réponses aux besoins collectifs ne sera plus là. On a compris qu’il fallait ménager les territoires, plutôt que de continuer à les transformer, par des opérations que leurs opposants rendent de plus en plus laborieuses, à tort ou à raison. Il faut surtout manager les territoires. Non pas seulement chacun d’eux pour lui-même, dans un management interne à l’administration de la collectivité, mais manager surtout le système complexe de production de solutions collectives qu’ils forment tous ensemble, sans oublier les réseaux et leurs opérateurs dont on a dit la puissance.
Que reste-t-il d’une expression comme « aménagement des territoires » dont les deux termes sont à réinventer ? Sans doute l’essentiel : l’idée que l’espace de la société doit faire l’objet d’une politique publique globale, parce qu’il est à la fois la matrice et le vecteur des transformations qui travaillent inlassablement cette société.
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