Renforcer le rôle de la négociation d’entreprise: comment faire? edit
Renforcer le rôle décisionnel du tissu conventionnel d’entreprise est souhaitable car ce niveau de négociation permet d’adapter les normes au plus près des réalités des besoins économiques et des attentes des travailleurs. Ceci sans remettre en cause la fonction protectrice génétique du droit du travail, accrue par le « contrat collectif » qu’est tout accord signé à la fois par l’employeur et les représentants des travailleurs. Mais, afin d’éviter une insuffisance des protections en cas de difficultés rencontrées par la négociation collective au niveau de l’entreprise, la voie de l’autonomie de l’accord d’entreprise par rapport à la convention de branche doit passer avant tout par la supplétivité des dispositions de celle-ci à l’égard de ce qui se construit dans l’entreprise.
La supplétivité des conventions de branche vis-à-vis des conventions d’entreprise
La supplétivité des conventions de branche vis-à-vis des conventions d’entreprise – que nous avons vantée dans des publications précédentes – est maintenant actée dans le droit positif, même si des améliorations sont indispensables. En sont exclus 13 domaines, appelé bloc 1, véritable inventaire à la Prévert établi dans les Ordonnances travail de septembre 2017 et la loi Pénicaud de mars 2018, dans lesquels l’autonomie de l’accord d’entreprise ne peut se manifester que par un « dispositif globalement équivalent » à celui né de la convention de branche. L’expression est imprécise et source de contentieux. Surtout, cela témoigne d’une démarche technocratique (pourquoi ces 13 domaines et pas d’autres ?) alors qu’on peut poser un principe, celui de l’autonomie de l’accord d’entreprise... sauf pour ce qui concerne « l’ordre public professionnel », c'est-à-dire ce qui est essentiel à l’identité de la branche dans la perspective de définir ce qui ressort des « droits fondamentaux ». Le recours au concept d’unité économique et sociale, appliqué à l’entreprise du fait de la jurisprudence mais étendu à la définition de la branche, permettrait d’y contribuer. Nous avons ainsi proposé dans diverses publications d’affirmer plus précisément la supplétivité de nombreuses dispositions relevant actuellement de la convention de branche vis-à-vis de dispositions d’une convention d’entreprise.
La supplétivité des conventions de branche vis-à-vis des conventions d’entreprise pourrait être largement étendue, par exemple aux minima salariaux de branches, pour des périodes transitoires et au nom de l’intérêt de l’entreprise. L’accord de performance collective (APC), créé en 2017 par les Ordonnances travail, permet déjà à l’accord collectif d’entreprise de décider d’une baisse des salaires au nom de l’intérêt de l’entreprise. Cet intérêt collectif prime alors sur les termes du contrat individuel qu’est le contrat de travail : le refus par un salarié d’une telle baisse de salaire décidée par un APC peut constituer une cause réelle et sérieuse de licenciement. La question des droits fondamentaux est couverte en ce domaine par des dispositions d’ordre public comme le salaire minimum national (le SMIC), auquel une entreprise ne peut déroger. Plus largement, il pourrait être envisagé que l’exercice de cette supplétivité de certaines dispositions de conventions de branche vis-à-vis de dispositions de conventions d’entreprise nécessite sur certains thèmes une majorité qualifiée.
Une telle approche, visant à rendre supplétives les dispositions des conventions de branche vis-à-vis de celles d’entreprises, n’est pas contradictoire avec la pratique, courante en France, de l’extension des accords de branche. La seule fonction de la technique d’extension est de rendre applicable l’accord au sein des entreprises dont l’employeur n’est pas syndiqué à l’un des groupements patronaux signataires de la convention. A cet égard, la comparaison avec l’Allemagne, outre qu’elle pourrait être élargie à d’autres pays, est trompeuse. Dans ce pays, l’extension d’accords de branche est certes exceptionnelle mais il est fréquent que des décisions réglementaires se substituent à la technique de l’extension d’un accord de branche. Si l’on prend par exemple la question du salaire minimum, sauf la décision exceptionnelle récente d’un relèvement à 12€ de l’heure qui traduit un accord politique des trois partis constituant l’actuelle majorité parlementaire allemande, les relèvements proposés par la Commission salaire minimum et la décision réglementaire prise sur cette base correspondent à une moyenne des décisions des accords de branche. Les relèvements du salaire minimum y constituent ainsi de fait une sorte d’extension à l’ensemble du pays des résultats de la négociation de branche.
Les conditions souhaitables d’un renforcement du rôle de la négociation d’entreprise
Une telle approche, renforçant le rôle de la négociation collective au niveau de l’entreprise, est éminemment souhaitable car elle concilie au mieux efficacité économique (grâce à des normes adaptées au contexte, voire au projet) et fonction protectrice du droit du travail (donc promotion des droits du travailleur). Elle suppose toutefois qu’on aille plus loin s’agissant des instruments permettant à l’accord d’entreprise d’assumer pleinement cette conciliation. Cela nécessite plusieurs changements.
Tout d’abord, il faut recommander la négociation d’un accord de méthode afin de garantir équilibre des pouvoirs entre les parties, comportement loyal des négociateurs, exécution de bonne foi des textes signés. Il ne saurait évidemment être question de le rendre obligatoire car ce serait porter atteinte au caractère de droit fondamental de celui au dialogue social.
Ensuite, il faut rendre plus aisément concevable le transfert du pouvoir de négociation sur le comité social et économique (CSE), ce qui accroîtrait sa qualification de « conseil d’administration de la collectivité de travail ».
À cet égard, nous avons proposé dans des travaux récents que ce transfert soit automatique lorsque n’est pas atteint le quorum de participation au premier tour des élections professionnelles. Le renforcement du rôle décisionnel de la négociation d’entreprise appelle une réelle légitimité des acteurs qui, dans cette négociation, représentent le collectif de travail au nom duquel ils peuvent prendre des engagements. Or rappelons que seuls les résultats du premier tour des élections professionnelles sont actuellement pris en compte pour évaluer l’audience des syndicats et donc leur légitimité à négocier et à signer des accords au nom du collectif de travail. Et cela quel que soit le taux de participation à ce premier tour, alors que, si le quorum n’est pas atteint, un second tour de scrutin est organisé pour élire les représentants des travailleurs au CSE. Ainsi, si par exemple dans une entreprise de 1000 salariés, 10 seulement participent au premier tour des élections professionnelles, c’est bien le résultat des votes à ce premier tour qui décide de l’audience des syndicats. Une telle situation apparaît paradoxale dans le contexte d’un renforcement du rôle de la négociation collective au niveau de l’entreprise. Pour cette raison, nous avons proposé que, en cas d’absence de quorum de participation au premier tour des élections professionnelles, le CSE, dont les membres sont désignés par un second tour de scrutin auquel les syndicats n’ont pas le monopole de désignation des candidats, devienne l’instance légitime de négociation au nom du collectif de travail. Ce qui suppose alors que le chef d’entreprise quitte la présidence du CSE, pour éviter qu’il négocie avec lui-même. Une telle présidence de droit des works councils ne s’observe d’ailleurs, à notre connaissance, dans aucun autre pays avancé, la France étant en ce domaine une exception.
Enfin, il faut rendre impérative la négociation (tous les ans ?) d’un accord collectif d’entreprise traitant de l’ensemble des conditions de travail, de rémunération, d’emploi ainsi que des garanties sociales... en liaison avec les projets économiques de la direction, soumis à l’avis préalable du CSE. A ce sujet, nous rappelons que nous avons suggéré que le CSE – dont l’employeur doit sortir – devrait avoir un droit d’opposition à l’égard de décisions susceptibles d’affecter les droits fondamentaux, c'est-à-dire l’intérêt général de l’entreprise...
Le renforcement du rôle de la négociation d’entreprise pour décider d’un vaste corpus de normes peut permettre une meilleure conciliation entre la protection des travailleurs et de l’efficacité économique, ces deux objectifs ne devant pas, bien au contraire, être considérés comme contradictoires. Pour autant, la supplétivité des dispositions de conventions de branches vis-à-vis de celles décidées au niveau de l’entreprise garantit un socle de protections des travailleurs au cas d’un dynamisme insuffisant de la négociation d’entreprise. L’extension des accords de branche garantit un tel socle, mais la supplétivité de ces accords permettrait d’éviter l’enfermement de certaines entreprises dans des normes inadaptées pour elles. Il reviendrait à la négociation d’entreprise de caractériser cette inadaptation par l’élaboration d’autres normes.
Soulignons qu’une telle approche responsabiliserait davantage les partenaires sociaux et en particulier les syndicats de salariés, dont l’espace décisionnel est encore insuffisant, ce qui explique sans doute en partie leur division, un faible taux d’adhésion et le report de leurs interventions sur des problématiques souvent plus politiques que strictement syndicales.
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