Faut-il vraiment s’en prendre au capitalisme familial ? edit
En dépit des apparences, le capitalisme moderne a un visage humain : l’entreprise familiale. Celles-ci sont partout : elles constituent l’immense majorité des PME, elles rassemblent environ les deux tiers des entreprises cotées à la bourse de Paris, et près de la moitié des sociétés du CAC40. Même aux Etats-Unis, pays par excellence de l’entreprise managériale, où les fondateurs ont souvent tendance à passer la main et revendre leurs actions, environ un tiers des firmes du S&P500 sont encore détenues par la famille de leur fondateur.
Longtemps, les économistes ont vu les entreprises comme des entités cherchant à mettre tout en œuvre pour obtenir les profits les plus élevés possible. L’intuition semblait simple : le patron était propriétaire, et cherchait tout simplement à s’enrichir. La seconde révolution industrielle a menacé ce modèle d’obsolescence. Dans les années 1930, la plupart des grandes sociétés américaines n’avaient pas un propriétaire, mais des millions d’actionnaires dispersés, sans aucune implication dans la gestion de l’entreprise, laissant le contrôle de fait à une technostructure salariée. A l’époque, des voix se sont élevées contre la perversion de la société anonyme : aux Etats-Unis, Adolph Berles et Gardiner Means s’inquiètent que soient menacées « les fondations [la recherche du profit] sur lesquelles le capitalisme avait jusqu’à présent reposé ». Le philosophe radical Alain dénonce l’habitude prise par les cadres supérieurs des grandes sociétés anonymes « d’augmenter peu à peu les frais généraux en inventant des places bien payées, des dépenses admirables, des renouvellements de matériel. »
En fait, l’entreprise représentative n’est ni la chose de son propriétaire, ni celle de son manager : elle est une histoire de famille qui s’inscrit dans la durée. A priori pour le meilleur et pour le pire : d’un côté, la famille c’est le long terme, la prudence, une culture de loyauté à l’objet social. D’un autre côté, le capitalisme d’héritiers a, presque par définition, mauvaise presse. Paternalisme stérilisant des dirigeants, frein à la mobilité professionnelle, croissance sacrifiée à l’autel du contrôle familial, les raisons ne manquent pas pour décrier la gestion des managers familiaux et y voir une des causes de nos malheurs économiques.
Sur les entreprises familiales comme sur beaucoup d’autres sujets, les théories ne manquent pas, mais les faits sont curieusement absents du débat. Dans un article récemment paru dans le Journal of the European Economic Association, nous avons cherché à évaluer, d’un point de vue statistique, les mérites réels des entreprises familiales, en nous concentrant sur les sociétés cotées à la bourse de Paris entre 1994 et 2000.
La première partie de notre analyse démontre que leur profitabilité est en moyenne supérieure à celle des grands groupes à l’actionnariat diversifié, qu’elles soient dirigées par leur fondateur, un héritier ou un manager engagé par la famille. Si la sur-performance des entreprises familiales dirigées par des fondateurs est un résultat déjà largement souligné par la littérature de management, il n’en est pas de même pour celle des groupes familiaux ayant un héritier à leur tête. Au contraire, l’idée reçue en la matière n’est-elle pas que « la première génération crée, la deuxième la maintient et la troisième la tue » ?
Mais ce n’est pas tellement de ces différences de profitabilité que provient la surprise – après tout, la théorie économique apporte des arguments nuancés sur les mérites de chacune de ces organisations. C’est plutôt l’opposition des styles de management à l’œuvre dans les entreprises familiales qui frappe particulièrement lorsque l’on se trouve confronté aux données. La gestion de la main d’œuvre est nettement plus protectrice vis à vis des salariés dès lors que l’entreprise familiale est dirigée par un héritier et non par un professionnel engagé par la famille du fondateur : lorsque la conjoncture se détériore et que l’ensemble du secteur d’activité de l’entreprise est en difficulté, les héritiers n’hésitent pas à conserver leurs employés quand les dirigeants professionnels réalisent de vastes plans de licenciement. Bien sûr, cette forme d’« assurance implicite » fournie par les héritiers à leurs employés n’est pas gratuite : en échange de cette protection contre un risque conjoncturel qu’ils ne maîtrisent pas, les salariés de ces entreprises doivent accepter des salaires nettement plus faibles, soit une décote salariale de l’ordre de 5 à 10%. Cette réduction drastique de la masse salariale permet à ces entreprises d’héritiers de dégager des marges d’exploitation importantes, de telle sorte qu’elles apparaissent, au final, bien plus profitables que l’entreprise moyenne de notre échantillon.
Une question saute alors aux yeux : pourquoi donc, alors que cette gestion « protectrice » semble être une source d’efficacité importante, n’observe-t-on pas que tous les dirigeants, quelle que soit leur origine, la pratiquent ? Sans qu’il soit possible de le prouver directement, il est probable que les héritiers peuvent se permettre de voir à plus long terme que les managers professionnels, dont la durée en poste est en moyenne bien plus faible. Dès les premières difficultés rencontrées par l’entreprise, une façon simple de doper immédiatement la rentabilité de l’entreprise est de procéder à des licenciements, même si la détérioration du climat social qui en résultera aura un impact néfaste à long terme.
Cette gestion efficace de la ressource humaine par les héritiers doit être néanmoins contrastée avec une gestion financière relativement peu performante. Les données montrent ainsi sans ambiguïté que l’accès aux financements externes, et particulièrement au financement bancaire, reste problématique pour les entreprises dirigées par des héritiers : pour des projets de taille et de risque donné, les héritiers se voient contraints de verser des taux d’intérêt bien plus élevés que les dirigeants professionnels à la tête de groupes familiaux (les différences de taux d’intérêt peuvent aller jusqu’à près de 100 points de base !).
Les héritiers se révèlent aussi être, en moyenne, nettement moins performants dans leur politique d’acquisition sur les marchés de capitaux : dans le long terme, suite à une acquisition importante, mieux vaut être actionnaire d’une entreprise dirigée par un professionnel, dans la mesure où les acquisitions réalisées par les héritiers ont une tendance systématique à détruire de la valeur.
Qu’elles soient bonnes gestionnaires de leurs finances, ou de leur main d’œuvre, les entreprises familiales sont donc plus profitables, mais les actionnaires en profitent-ils vraiment? En fait, ces entreprises sont relativement sous-valorisées en bourse : bien qu’elles soient plus rentables, leur valorisation est la même que celles des autres entreprises. Les investisseurs seraient-ils trop frileux vis-à-vis des entreprises familiales ? Certaines sociétés de gestion semblent le penser, mais pourtant nos calculs confirment que les entreprises familiales n’offrent pas vraiment de plus value.
Les résultats de notre étude permettent de résoudre ce mystère apparent : les versements de dividendes des entreprises familiales sont en fait nettement moins généreux pour les actionnaires que ceux effectués par les entreprises dont l’actionnariat est largement dispersé. Les actionnaires familiaux expriment ainsi une préférence marquée pour l’accumulation de fonds propres relativement à la redistribution des profits et l’on ne peut s’empêcher de voir dans cette préférence une forme d’expropriation des actionnaires minoritaires. Pour que tous les actionnaires puissent bénéficier des gains d’efficacité réalisés par les entreprises familiales, il semble important que la question de leur gouvernance spécifique soit placée au centre des futures réformes sur le gouvernement de l’entreprise.
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