La tolérance: hausse structurelle et variations conjoncturelles edit
Ces dernières années, chez ceux qui adhèrent aux valeurs universalistes d’ouverture et de tolérance à l’égard des étrangers ou immigrés, l’idée que la société française tout entière était emportée par un inéluctable mouvement de hausse de la xénophobie paraissait une évidence indiscutable. La publication, début 2016, de l’enquête annuelle de la Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme amène pourtant à révoquer cette idée en doute.
L’examen des enquêtes d’opinion sur la longue période fait apparaître deux phénomènes différents, mais nullement contradictoires. Le premier est que, depuis bientôt trente ans, on observe une constante : il existe une tendance à la hausse de la tolérance, portée par le renouvellement des générations. Si les classes d’âge les plus âgées sont plus intolérantes que les plus jeunes, ce n’est pas que l’on devienne plus intolérant en vieillissant, c’est que chaque génération nouvelle se révèle plus tolérante que celles qui l’ont précédée. Le remplacement progressif des anciennes générations par les nouvelles fait donc mécaniquement progresser la tolérance. Indépendamment des sondages, il est clair que sur le long terme la tendance historique est à l’augmentation de la tolérance. Sans remonter aux croisades ou à la série des mesures d’expulsion et de saisie des biens des juifs pratiquées par les rois de France, de saint Louis à Louis XIV, on se souvient que l’antisémitisme était florissant au XIXe siècle. Renan, dont aime à citer les idées sur la nation, n’hésitait pas à écrire, à l’issue d’un long développement sur la hiérarchie des races, que la race sémitique représentait « une combinaison inférieure de la nature humaine ». Jules Ferry parlait sans gêne aucune de « races supérieures » et de « races inférieures ». Au XXe siècle, le développement de la pensée des Droits de l’Homme, le contrecoup provoqué par l’expérience du nazisme puis, dans la seconde moitié du XXe siècle, la décolonisation, l’ouverture au monde, le relatif apaisement des tensions sociales dû à l’élévation du niveau de vie et le développement du sens critique et de la relativité des cultures entraînés par l’élévation du niveau scolaire et le développement des voyages ont accentué la tendance historique qui se manifeste dans le mouvement de hausse de la tolérance porté par le renouvellement générationnel.
Second phénomène : au cours des trois dernières décennies, la tolérance a connu d’importants mouvements de hausse et de baisse. Sur fond de tendance à la hausse, la courbe de la tolérance présente un profil en montagnes russes.
Les chercheurs qui ont participé à la rédaction du rapport de la CNCDH (Mayer, Michelat, Tiberj, Vitale) ont pu mesurer l’évolution de la tolérance depuis 1990 grâce à un indice de tolérance, techniquement sophistiqué mais robuste, regroupant de multiples questions portant sur l’attitude à l’égard des divers immigrés, étrangers ou « races ».
Si l’on considère la période qui va jusqu’à 2008, la courbe montre une tendance globale à la montée de la tolérance. Cette progression connaît trois interruptions : l’année 1991, la période 1998-2000 ; et l’année 2005. En 2010, commence une troisième période de déclin de la tolérance, qui prend fin en 2013. Avec le début du quinquennat de Hollande, la tolérance reprend sa marche ascendante.
Cette remontée de la tolérance a dérouté plus d’un observateur. Tout particulièrement à gauche, la montée continue de la xénophobie semblait une fatalité inexorable. La hausse de l’intolérance observée sur quelques années (2010-2013) apparaissait comme une préfiguration de l’avenir à long terme. Les attentats perpétrés par Daech en 2015 sur le sol français semblaient ne pouvoir qu’accentuer le mouvement. Or les enquêtes de la CNCDH montrent qu’il n’en est rien. (La dernière enquête a été réalisée en janvier 2016.) Les attentats de 2015 ne se sont pas traduits dans les sondages par un surcroît d’intolérance. La population française, en phase avec le discours gouvernemental, a manifestement su faire la part entre les terroristes islamistes et les immigrés dans leur ensemble.
Comment expliquer ces mouvements de baisse et de hausse ? En particulier, comment expliquer la phase de baisse de la tolérance à partir de 2010, puis de remontée à partir de 2013 ? Plusieurs hypothèses sont envisageables.
Notons d’abord que ce mouvement de baisse puis de hausse ne peut pas être imputé à un hypothétique défaut de l’indice utilisé. De 2009 à 2016, chaque année, l’enquête de la CNCDH a utilisé une même batterie de douze questions. On peut donc suivre l’évolution des réponses à chacune de ces questions année par année. Le résultat est remarquable. Pour chacune de ces questions, la tolérance baisse de 2009 à 2013 puis remonte de 2013 à 2016. Ainsi par exemple, l’accord avec la proposition « il y a trop d’immigrés en France » monte de 46% à 75% de 2009 à 2013, pour redescendre à 56% en 2016. De même, l’opposition au droit de vote des immigrés aux élections municipales monte de 33% à 63% de 2009 à 2013, pour redescendre à 48% en 2016. Toutes les questions présentent la même courbe de résultats, avec une même diminution régulière de la tolérance, année par année, de 2009 à 2013, puis une même progression régulière de 2013 à 2016.
Une autre hypothèse consisterait à attribuer la baisse de la tolérance à la crise économique de 2008, selon le mécanisme psychologique du bouc émissaire, de la même manière que, dans le sud des États-Unis au XIXe siècle, le nombre de lynchage des Noirs augmentait lorsque le cours du coton baissait. Mais cette hypothèse économique n’ouvre aucune piste pour expliquer la remontée de la tolérance à partir de 2013.
L’hypothèse que serait tenté de privilégier l’auteur de ces lignes est celle de l’effet du discours politique et de son écho médiatique. La baisse de la tolérance à partir de 2010 serait ainsi la traduction de l’ambiance anti-immigrés et anti-islam dont Nicolas Sarkozy avait saturé l’espace médiatique à la suite du débat sur l’identité nationale et du discours de Grenoble. L’arrivée au pouvoir de François Hollande a mis fin à ce type de discours.
Notons que cette hypothèse semble rendre compte des trois phases antérieures de baisse de la tolérance. L’année 1991 a été marquée par les déclarations de Giscard d’Estaing sur « l’invasion des hommes du sud » et par celles de Chirac sur « le bruit et l’odeur ». La période 1998-2000 est celle de la campagne sécuritaire de Chirac en prélude à l’élection présidentielle de 2002. Quant à l’année 2005, elle est marquée à la fois par le référendum sur l’Europe, marqué par un fort ressentiment consécutif à l’élargissement et par une imagerie xénophobe (le plombier polonais) et, à partir d’octobre (les enquêtes sont réalisées à la fin de l’année), par les émeutes de banlieue qui n’ont évidemment pas eu besoin de la parole politique pour produire leurs effets.
Les variations conjoncturelles que connait la tolérance depuis un quart de siècle appellent ainsi à la prudence quant à l’observation des variations sur quelques années. Elles ne traduisent pas des glissements profonds des valeurs mais plutôt des oscillations de l’air du temps. Cela devrait encourager les hommes politiques à ne pas se sentir obligés de pratiquer le suivisme à l’égard des sondages.
Cependant, si l’hypothèse de l’effet combiné du discours politique et du message médiatique paraît vraisemblable, il reste vrai qu’elle soulève un certain nombre de questions et qu’elle mériterait d’être approfondie. L’influence des médias et des acteurs politiques sur les résultats de sondages semble particulièrement importante quand le discours politique bénéficie de l’autorité du pouvoir en place, comme cela a été le cas pour la période du quinquennat de Sarkozy ou pour l’appel gouvernemental à éviter l’amalgame après les attentats de 2015. Il est moins évident de savoir ce qu’il se passe lorsque les enjeux sont l’objet d’une controverse publique. De ce point de vue, on attend avec intérêt la prochaine enquête de la CNCDH qui devrait être réalisée à la fin de l’année.
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