GDF-Suez : Un problème chasse l’autre edit
S’il fallait une preuve nouvelle de l’exception industrielle française, on la trouverait dans le dénouement provisoire de l’affaire GDF-Suez. La négociation a été menée personnellement par le Président de la république qui tel un PDG lançant une OPA amicale a traité avec le PDG de la proie, M. Mestrallet, et négocié directement avec les actionnaires de contrôle de Suez.
Le débat public a porté sur la privatisation de GDF ou l’étatisation de Suez, comme si le fait que l’Etat ne détienne qu’une minorité de blocage de 35% dans le nouvel ensemble n’était pas en soi une réponse. Quant aux media leur thème central fut le risque de hausse des prix de l’énergie du fait des exigences de profit immédiat des actionnaires alors que les marchés du gaz et de l’électricité sont encore régulés.
La baisse immédiate des deux titres sitôt la nouvelle rendue publique devenait dès lors incompréhensible. Comment les actionnaires pouvaient-ils à ce point méconnaître leurs intérêts ! Le fait que les modalités de la fusion pouvaient détruire de la valeur pour l’actionnaire de Suez, le priver de la prime de contrôle de Suez Environnement ou le piéger dans une gouvernance politico-industrielle complexe n’étaient simplement pas envisagés.
Revenons donc à l’essentiel. Cette fusion tranche deux problèmes et en crée un nouveau. La fusion GDF-Suez met un terme aux impasses stratégiques des deux groupes. GDF ancien monopole français d’importation du gaz n’ayant ni accès direct à l’amont gazier, ni réelle présence hors de France dans la distribution gazière, a longtemps hésité sur la direction à donner à sa stratégie de développement. La libéralisation programmée des marchés de l’électricité et du gaz ont fini par le convaincre qu’il convenait à la fois de renforcer ses positions dans le transport/stockage et la distribution du gaz et de s’adjoindre une activité de production et de distribution électrique. De ce point de vue Suez était le candidat idéal.
Suez de son côté après avoir renoncé à ses ambitions dans la banque et les services financiers, et reconstruit un groupe autour des activités énergétiques d’Electrabel et des activités environnement de la Lyonnaise des Eaux, se retrouvait pareillement démuni dans un contexte de libéralisation des marchés européens du gaz et de l’électricité. Son activité électrique (Electrabel) était à la fois sous-dimensionnée et très convoitée (par l’Italien Enel notamment). L’accord avec GDF permettait à la fois de consolider l’activité gazière, notamment dans le gaz naturel liquéfié, et de former un authentique groupe multiénergies, gazier et électricien, présent dans les filières hydraulique, thermique et nucléaire.
La fusion GDF-Suez tranche un deuxième débat, celui du paysage concurrentiel français. On sait que beaucoup de Français ne se résignent pas à la séparation d’EDF et de GDF, qu’ils ne voient pas l’utilité d’une concurrence source de hausse des prix et qu’ils ne comprennent pas pourquoi ils seraient privés du bénéfice de la rente nucléaire. La fusion met un terme à ce débat, elle traduit l’engagement européen de la France et son choix de libéraliser ses marchés électrique et gazier. En même temps la constitution de GDF-Suez fournit la première alternative concurrentielle à EDF. Avec l’arrivée prochaine de l’entreprise allemande Eon sur le marché français et la régulation asymétrique de l’opérateur dominant qu’on voit poindre, le paysage concurrentiel français bouge significativement.
La fusion des deux groupes, décidée par Nicolas Sarkozy, validait donc totalement les choix industriels de Dominique de Villepin. Mais outre qu’il n’est jamais facile pour un homme politique de se rallier à une décision qu’il avait critiquée, il y avait dans l’évolution des valorisations des deux groupes un problème de bouclage financier. Il fallait soit que GDF grossisse ou que Suez maigrisse, en tous cas il n’était guère possible que de l’argent public soit versé à des actionnaires privés pour qu’ils prennent le contrôle d’une entreprise publique (la soulte de 1 euro était passée à 5 euros par titre Suez). La solution qui a été trouvée consiste à filialiser Suez Environnement et à en distribuer les actions à hauteur de 65% aux actionnaires actuels de Suez. Mais en réglant un problème financier au sein de GDF-Suez, on crée un problème nouveau : quel avenir pour Suez Environnement, contrôle minoritaire au nom des synergies entre Environnement et Energie, existence autonome, prise de contrôle à terme par un investisseur extérieur ? La question occupera les dirigeants du nouveau groupe au cours des trois prochaines années.
Quelles leçons peut-on tirer de la dernière séquence d’une histoire pleine de rebondissements et qui peut nous en réserver d’autres ? Le patriotisme économique marque un nouveau point, même si l’opération industrielle fait sens, même si un groupe européen à base franco-belge est ainsi formé. Apres les restructurations bancaires italiennes, l’investissement du gouvernement allemand dans les affaires d’EADS, l’échec de l’OPA d’Eon et aujourd’hui la fusion GDF-Suez, nul doute que ces manifestations de national-économie aient un bel avenir. La vision naïve de groupes industriels de moins en moins nationaux parce que réalisant une part grandissante de leur activité hors de leur territoire d’origine est ici clairement démentie. Les contre-exemples d’Arcelor et de Péchiney suscitent des commentaires uniformément négatifs dans la classe politique française, à gauche et à droite.
Le marché européen de l’énergie sera animé par un oligopole de champions européens nouant des rapports de puissance avec les Etats-entreprises russe, algérien et arabe pour l’approvisionnement pétrolier et gazier. La stratégie de libéralisation européenne fondée sur la multiplication des nouveaux entrants, la désintégration verticale des groupes européens, la régulation concurrentielle de Gazprom, pour assurer la compatibilité des objectifs de compétitivité et de sécurité d’approvisionnement, n’est guère crédible. La fusion de Suez et de GDF renforce l’oligopole européen et rend plus vraisemblables les accords de réciprocité avec Gazprom ou Sonatrach : ouverture du marché contre accès direct à la ressource énergétique.
La dernière leçon concerne l’hyper-Président Nicolas Sarkozy. On savait que la France avait une vieille tradition colbertiste, on savait que la circulation des élites issues de la noblesse d’Etat du public au privé assurait une grande homogénéité culturelle dans le capitalisme français, on n’avait encore jamais vu une Présidence industrielle effaçant Matignon, Bercy et Grenelle et pas davantage un Président de France S.A. négociant avec un actionnaire individuel belge les termes d’une fusion-scission. Pour l’avenir nul doute que tous les dossiers industriels de poids seront traités directement à l’Elysée. Le patriotisme économique, ailleurs pratiqué mais dissimulé, est ici revendiqué et même médiatisé.
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