Lettre ouverte au président de la Bundesbank edit
Cher Jens*, de plus en plus nombreux sont les économistes qui arrivent à la conclusion que la crise des dettes souveraines ne s’arrêtera que lorsque la BCE sera intervenue comme prêteur en dernier ressort. Vous avez affirmé la position inverse. Ma question est : pourquoi ?
Il me semble que vos objections sont de trois ordres : la légalité de ces interventions ; l’aléa moral ; l’indépendance de la BCE. Ces objections soulèvent des questions importantes, mais la réponse ne peut pas être : « non, jamais ».
Votre interprétation de l’article 213 du Traité est que la BCE ne doit pas soutenir les gouvernements. C’est aussi mon interprétation, mais en mai 2011 la BCE a déjà violé cet article essentiel. En décident d’acheter de la dette publique grecque, la BCE n’a pas seulement violé l’esprit du Traité, elle a aussi transformé le mode de fonctionnement de la zone euro.
Je conviens qu’une union monétaire ne peut pas survivre si chacun de ses pays membres ne respecte pas la discipline budgétaire. Malheureusement, la solution apportée il y a plus de dix ans à cette exigence fut le Pacte de Stabilité et de Croissance. Ce pacte n’avait aucune chance de fonctionner. Pas seulement parce qu’il est mal conçu, mais surtout parce que sa mise en œuvre requiert de suspendre la souveraineté des gouvernements et de leurs parlements en matière budgétaire.
Le Traité était donc vicié, mais pas complètement. Ce qui le sauvait était la clause de non-sauvetage (art. 123 et 125). Cette clause impliquait qu’un pays qui se dispensait de la discipline budgétaire aurait à faire face seul aux conséquences. Il était raisonnable de s’attendre à ce qu’un pays, un jour, soit obligé de se déclarer en cessation de paiement. Un tel événement serait très pénible, mais ce serait aussi une leçon qui devrait éliminer à jamais l’indiscipline budgétaire dans la zone euro.
En rendant caduque le seul instrument de discipline budgétaire efficace, les gouvernements et la BCE ont « européanisé » les dettes publiques nationales. Comme moi, votre prédécesseur s’est dressé en public contre cette grave erreur, mais le mal est fait, on ne peut pas revenir en arrière.
A présent, la BCE ne peut que boire le calice jusqu’à la lie. Les considérations légalistes n’y changeront rien. Je comprends parfaitement qu’il est insupportable pour vous et pour la Bundesbank d’avaler cette couleuvre, mais l’alternative est l’éclatement de la zone euro. Cette alternative est potentiellement tellement désastreuse que vous ne pouvez pas la préférer, quelle que soit votre rancœur, que je partage. Est-ce bien le cas ? Ce serait très utile que vous le confirmiez.
Les décisions de mai 2010 ont créé un énorme aléa moral, le risque d’encourager les pays à ne pas respecter la discipline budgétaire en comptant sur un coup de pouce des autres pays membres de la zone euro. Nous devons à présent corriger cette désastreuse conséquence. Mais pas là, maintenant. Nous sommes en pleine crise et la priorité absolue ne peut pas être autre chose que d’y mettre terme de manière urgentissime.
Punir les pays indisciplinés semble être la priorité pour une majorité de vos compatriotes. Désolé, ça ne marchera pas. Imposer l’austérité budgétaire à des pays qui sont en récession, ou sur le point d’entrer en récession, ne conduira pas à une baisse significative des déficits. Il suffit de regarder ce qui se passe en Grèce pour en avoir la preuve.
La bonne réponse à l’aléa moral est de mettre en place un nouvel arrangement qui garantisse la discipline budgétaire sans remettre en question la souveraineté des pays membres de la zone euro. Diverses solutions existent et sont débattues. Beaucoup d’entre elles impliquent la BCE. Un exemple est utile. Avant la crise, la BCE a souvent déploré la quasi absence de spreads sur les dettes publiques de pays qui, visiblement, se souciaient peu de discipline budgétaire. Mais la responsabilité de la BCE est lourde. En acceptant comme collatéral toutes les obligations de tous les pays membres, la BCE garantissait effectivement la valeur de ces obligations et donc encourageait l’indiscipline budgétaire.
Cette erreur peut être renversée, sans aucun changement au Traité. La BCE peut décider toute seule de n’accepter comme collatéral dans ses opérations de refinancement que des obligations émises par les pays qui ont mis en place des procédures qui imposent la discipline budgétaire.
De fait, le dernier Sommet Européen a judicieusement décidé que tous les pays de la zone euro vont devoir adopter une version de la règle constitutionnelle de frein à l’endettement en place en Allemagne, et établir des conseils indépendants qui évalueront la politique budgétaire. Une fois la crise passée, la BCE devrait simplement prendre bonne note de cette décision et agir en conséquence lors des opérations de refinancement.
Une telle mesure, à elle seule, serait autrement plus efficace que le Pacte de Stabilité et les autres mesures intrusives en cours de discussion. Cerise sur le gâteau, les admonestations de la BCE seraient prises infiniment beaucoup plus au sérieux que par le passé. Mais bien d’autres idées sont sur la table. Certaines concernent les euro-obligations, par exemple le projet d’« obligations sûres » (ESB) ou les bons bleus et rouges.
L’objectif de ces idées n’est pas de mettre un terme à la crise en cours, mais de créer à l’avenir les conditions de la discipline budgétaire. Si vous pensez que ces mesures sont inutiles ou même insuffisantes, ce serait important que vous expliquiez exactement pourquoi.
Vous avez absolument raison de vous inquiéter de l’indépendance de la BCE. Sans aucun doute, un des plus importants progrès réalisés par l’Union Européenne a été d’accorder une totale indépendance aux banques centrales de la zone euro. La Bundesbank peut s’enorgueillir à juste titre d’avoir démontré l’importance cruciale du principe d’indépendance. De fait, avec la garantie du Traité, la BCE est la banque centrale la plus indépendante au monde. En tout cas de jure. Mais de facto ?
À cet égard, la décision prise en mai 2010 par la BCE de soutenir directement la dette grecque est inquiétante. Pourquoi la BCE a-t-elle pris cette décision ? Sans l’excuser, il faut bien admettre qu’il y a une raison fondamentale : la frontière entre politique budgétaire et politique monétaire ne peut pas être délimitée de manière précise et définitive.
Cette observation est une implication imparable du principe de prévalence du politique. Ce principe est la conséquence du fait que la contrainte budgétaire du secteur public dans son ensemble combine les soldes budgétaires et le seigniorage (les profits réalisés par la banque centrale lorsqu’elle crée de la monnaie). Pour que l’indépendance de la banque centrale soit totalement assurée, il faut qu’en toutes circonstances le seigniorage soit exogène et le solde budgétaire endogène. Or la variable d’ajustement – le résultat de tout désaccord entre gouvernement et banque centrale - est la valeur de la dette, ajustée de l’inflation.
En mai 2010, la BCE a dû conclure que la valeur des dettes publiques ne pouvait pas être remise en cause, ni par un défaut de paiement, ni par l’inflation. Au bout du compte, nous savons à présent que des défauts de paiement auront bien lieu. La BCE a commis là une erreur de jugement, mais cette erreur – elle a dit « non, jamais » – ne fait qu’illustrer qu’en la matière la situation est rarement noire ou blanche.
L’histoire allemande a démontré les conséquences catastrophiques – l’hyperinflation – du financement monétaire des déficits budgétaires, mais la leçon de cet épisode est plus subtile qu’il ne paraît. L’hyperinflation a été la conséquence d’un financement continu de déficits sans fin. Aujourd’hui, on attend de la BCE une intervention ponctuelle. Elle doit accepter de garantir les dettes déjà émises. De plus, une garantie n’implique pas que la BCE absorbe de vastes quantités de dettes publiques. Sa parole devrait suffire et, si elle devait acheter des dettes, ce serait en quantité limitée et rien ne l’empêcherait de stériliser ces achats pour éviter tout accroissement de la masse monétaire. L’exemple allemand de l’entre-deux-guerres ne s’applique pas à la situation présente. Si vous en convenez, merci de le faire savoir. Sinon, merci de nous expliquer pourquoi.
Toutes ces questions sont éminemment complexes et demandent des analyses précises. Ce qui est sûr c’est que les réponses ne seront pas du type noir ou blanc. Votre tâche est ardue car vous devez faire de redoutables arbitrages. Au fond, votre choix est le suivant : la BCE doit-elle refuser d’agir en prêteur en dernier ressort et laisser la zone euro exploser, ou bien doit-elle garantir les dettes publiques et prendre le risque que craintes de vos craintes se réalisent ? Si vous avez une meilleure alternative à nous offrir, vous ne nous l’avez pas encore présentée.
* Jens Weidmann est président de la Bundesbank
Une version anglaise ce texte est disponible sur le site de notre partenaire VoxEU.
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