Le Parlement italien envisage une monnaie parallèle. Une farce, vraiment? edit
La nouvelle est d’abord passée inaperçue, au milieu du fracas des élections européennes et des derniers rebondissements de la guerre commerciale américaine. Pourtant, elle pourrait, à terme, remettre en cause l’existence de l’euro : le 28 mai, la Chambre des députés italiens a adopté à l’unanimité une motion envisageant l’émission d’une sorte de monnaie fiscale, familièrement appelée mini-bots à Rome. Les marchés l’ont bien noté : pour la première fois, les taux à cinq ans italiens passèrent au-dessus des taux grecs le lendemain, poussant le ministère des Finances à intervenir précipitamment pour assurer qu’il n’y avait aucun sujet et qu’il n’était pas question d’émettre de tels titres.
Présentée par Simone Baldelli de Forza Italia, le parti fondé par Silvio Berlusconi, la motion éponyme fait de propositions pour aider les administrations publiques italiennes à régler leurs arriérés de paiements vis-à-vis des entreprises et des particuliers, une dette qui vaut à l’Italie une procédure d’infraction aux règles budgétaires de la part de la Commission européenne. Ce n’est pas un sujet mineur, puisque, selon la Banque d’Italie, ces arriérés s’élèvent à quelque 60 milliards d’euros, soit 3,5% du PIB italien. La motion comporte plusieurs propositions, dont beaucoup sont constructives, comme la réduction des obstacles à la consolidation entre créances et dettes, ou la modification des règles de passation des marchés, ainsi que le propose la Commission, d’ailleurs. Mais l’une d’entre elles, d’apparence technique, a une portée bien plus politique. Citons la page quinze des Actes de la session du 28 mai de la Chambre des Députés :
« La Chambre engage le gouvernement à vérifier la possibilité de mener des initiatives pour (…) la titrisation des créances fiscales, également au moyen d’instruments tels que des obligations d’État de petite taille (…) »
Ces « obligations de petite taille », nommées mini-Buoni ordinari del Tresoro (bons du Trésor) ou mini-bots, gagées sur la dette des administrations envers ses créanciers domestiques, seraient susceptibles d’être échangées entre entreprises, voire entre particuliers, leur donnant ainsi une fonctionnalité monétaire, avec une garantie d’État, s’ils pouvaient être acceptés en paiement d’impôts. La proposition d’introduction d’une « monnaie fiscale » n’est pas nouvelle, et sa pertinence a fait l’objet d’un débat animé dans Telos. On n’y reviendra pas. Mais, même si, en théorie, rien ne s’oppose à la titrisation de dettes, comme le fait remarquer Erik Nielsen, le chef économiste d’Unicredit, on ne voit pas pourquoi, s’il souhaitait régler ses arriérés, l’État italien ne pourrait pas le faire en émettant des bons du Trésor ou des obligations ordinaires, les marchés se montrant toujours acheteurs. L’intention politique de ce paragraphe de la motion est en réalité parfaitement claire : en demandant au gouvernement d’étudier l’émission de mini-bots adossés aux arriérés de paiement, le Parlement a symboliquement ouvert la porte à l’introduction d’une monnaie parallèle qui ne dit pas son nom. Le vote a d’ailleurs été immédiatement salué par les partisans, sinon d’une sortie de l’euro – ce dont les italiens, tout eurosceptiques qu’ils soient devenus, ne veulent pas – en tout cas d’un affranchissement des règles budgétaires de la zone euro. Nombre d’entre eux, à commencer par Claudio Borghi, conseiller économique de Matteo Salvini, avaient expliqué que les mini-bots, émis en quantité suffisante, pourraient jouer le rôle transitoire d’une monnaie parallèle en cas d’une sortie de l’euro qu’il prônait jusqu’il il y a peu.
Que le vote ait été unanime, que même l’ancien ministre des Finances Pier Carlo Padoan l’ait votée, dépasse l’entendement. L’habileté de la motion, à la rédaction de laquelle avait contribué Claudio Borghi, a consisté à glisser subrepticement les mini-bots, au milieu de propositions inoffensives et de bon sens. Il faut croire que nombre de députés n’ont vu que l’enrobage de sucre sans remarquer la pilule amère qu’il cachait. Mais quelles que soient les raisons de ce vote unanime, et malgré le tir de barrage du ministère des finances, le mal est fait : pour les marchés financiers, c’est-à-dire in fine pour les épargnants et pour les partenaires de l’Italie, l’idée d’une sortie de l’euro de l’Italie n’est plus un tabou. On notera l’ironie de la situation : Claudio Borghi de la Lega, battu aux élections législatives de mars 2018 par Pier Padoan du Parti démocrate, mais cependant élu à la proportionnelle, s’est fait un malin plaisir à signaler que son adversaire pro-européen avait voté la motion !
Au-delà de la mini tempête provoquée par les mini-bots, en passe de se calmer d’ailleurs, il faut se rendre à l’évidence : le problème italien reste bien le sujet majeur de l’avenir de la zone euro. Incluse dans le premier cercle des pays fondateurs en 1998 sous une intense pression française, malgré l’état insoutenable de ses finances publiques (la dette publique atteignait 111% du PIB en 1998), l’Italie n’a toujours pas regagné sa crédibilité vingt ans après. Pourtant, le fameux ‘whatever it takes’ lancé par Mario Draghi en pleine crise de la zone euro, suivi de la menace d’interventions ciblées et illimitées en cas d’action des marchés pouvant remettre en cause l’intégrité de la zone euro, ont avant tout bénéficié à l’Italie. Plus encore, la politique quantitative de la BCE, mise en œuvre pour pallier l’impossibilité de baisser les taux d’intérêt en dessous de zéro, a permis de retirer du marché une portion significative de la dette publique italienne avec un effet calmant indéniable sur les taux d’intérêt italiens, au point que Matteo Salvini a demandé que la Banque d’Italie poursuive ses achats jusqu’à extinction de la dette italienne !
L’Italie est aujourd’hui prise dans un cercle vicieux : les doutes sur son avenir dans la zone euro, ou sur l’intégrité de sa dette, ont fait monter les taux d’intérêt bien au-dessus de son taux de croissance (2,6% pour le taux à 10 ans pour une croissance nominale de 0,7%), ce qui implique un dilemme pour la politique budgétaire : soit ignorer les règles de l’union et la sanction potentielle des marchés en adoptant une politique stimulante à la Donald Trump –ce que Salvini appelle de ses vœux— et risquer une crise politique et financière, soit continuer malgré tout à maintenir un excédent primaire (hors charge d’intérêt) de l’ordre de 2% du PIB de façon à empêcher la dette de s’envoler, se privant ainsi de la marge de manœuvre budgétaire nécessaire à la coalition pour atteindre ses objectifs (baisse d’impôts pour la Lega, dépenses sociales pour Cinque Stelle). Le cercle vicieux est renforcé par l’activation de ce qu’on a souvent appelé la ‘boucle infernale’ : les banques italiennes, dont la profitabilité est grevée par la faiblesse de l’économie préfèrent investir dans la dette de leur propre État, puisque celle-ci offre un rendement significatif et ‘sans risque’, au sens des règles bancaires internationales, plutôt que prêter aux entreprises, ce qui comporte un niveau de risque élevé. Résultat, la création de valeur par le tissu des PME italiennes, fortement dépendantes de leurs banques, est asphyxiée.
Pour sortir du cercle vicieux, il n’y a que trois voies possibles.
La voie étroite : de profondes réformes alliant baisse de dépenses publiques inefficaces et augmentation de dépenses dans les infrastructures, y compris éducatives, libéralisation du marché du travail et des biens et services, renforcement de l’état de droit. Le FMI et l’Ocde ont appelé de leurs vœux de telles politiques, avec un certain succès (la réforme des retraites italiennes est un modèle). C’est la voie prônée par Pier Paolo Padoan, qu’il qualifie lui-même de ‘voie étroite’, au Trento Festival of Economics. Force est de reconnaitre que les circonstances politiques et la désillusion de l’électorat italien la rendent peu crédible. Et, même si elle était suivie, rien ne prouve quelle serait suffisante à restaurer la crédibilité financière du pays suffisamment vite.
La seconde voie est celle que préconise la coalition au pouvoir : obtenir de la BCE une garantie sans condition de la dette italienne, ce qui permettrait de mener une politique budgétaire excentrique sans risquer la dévaluation. Appelons les choses par leur nom : il s’agit de demander aux partenaires de l’Italie, Allemagne avant tout mais pas seulement, de se porter garants de la dette italienne, y compris en usant du chantage à la crise par la menace d’une sortie de l’euro. C’est bien sous cet angle qu’il faut voir la proposition de mini-bots. Difficile d’imaginer un scenario, même catastrophique, où ce rêve italien se réaliserait, mais on manque peut-être d’imagination en disant cela !
La troisième voie est celle de la restructuration de la dette publique italienne, c’est-à-dire la baisse de sa valeur, ce qui implique une perte pour ses porteurs. En cas de sortie de l’euro, la dette italienne serait brutalement dépréciée par le marché des changes. C’est la restructuration la plus chaotique pour l’Europe qu’on puisse imaginer, en raison de l’importance économique et politique de l’Italie. L’alternative est une restructuration ordonnée, c’est-à-dire négociée entre l’Italie et ses partenaires, avec maintien dans la zone euro, soutien financier des partenaires, et programme économique de restauration de la compétitivité. Même si le sujet n’est pas d’actualité –les taux italiens restent modestes, grâce à la décrue mondiale, et la dette est fort bien gérée par le Trésor italien—il serait déraisonnable de ne pas lui donner un cadre sécurisé à l’avance, tant que la situation reste gérable. C’était le sens de l’accord de Deauville entre Nicolas Sarkozy et Angela Merkel en 2010 et c’est l’une des propositions faites dans Telos par un groupe de 14 économistes français et allemands sous le titre ‘Réconcilier solidarité et discipline de marché dans la zone euro’
En minimisant la gravité de la situation italienne, en réduisant le vote de la motion Baldelli par la Chambre italienne à une ‘farce’ sans conséquence, nous courrons le risque que la restructuration de la dette italienne se fasse de façon chaotique, par une sortie de l’euro dont les conséquences économiques et sociales pour l’Italie et l’Europe seraient encore pires que celles de la crise de 2008. Il est temps de voir les choses en face.
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