Le réel sous le virtuel edit
Quelles sont les conséquences physiques de la dématérialisation ? Comment les données impalpables pèsent-elles sur l’environnement ? En consacrant un livre aux réalités physiques qui permettent le déploiement du numérique, Guillaume Pitron explore avec rigueur deux aspects souvent sous-estimés : son impact écologique et le rôle nouveau des réseaux physiques de communication dans les rapports de force géopolitiques.
Depuis le début du siècle, les industriels et les géants du numérique ont vanté les mérites d’Internet qui permet d’éviter des déplacements coûteux en énergie et doit déboucher sur des villes intelligentes alimentées par des énergies renouvelables.
Une menace écologique
L’auteur met à mal ces affirmations en s’appuyant sur des enquêtes menées au Canada, en Suède ou en Chine. Il montre que la circulation massive de données numériques par des milliards d’individus consomme des quantités énormes d’électricité, 10% de la production mondiale soit plus qu’un pays comme la France. Quand on sait que 35% de l’électricité mondiale est produite à partir du très polluant charbon, on mesure l’ampleur des dégâts. Comme les appareils numériques se multiplient pour satisfaire une gamme croissante de besoins de la population mondiale, il est aisé de prévoir que cette consommation va continuer à progresser, entraînant une forte tension sur la production mondiale d’énergie. Selon l’auteur, la part de la consommation d’électricité pour le numérique doublerait et passerait à 20% en 2025.
Guillaume Pitron ne se limite pas à ce constat mais il remonte en amont. La fabrication des ordinateurs, smartphones et autres tablettes n’est pas neutre en termes d’environnement. Elle mobilise des matériaux dont certains sont extraits dans des conditions désastreuses pour l’environnement. Derrière le monde « virtuel », il existe une industrie lourde qui emploie des matières premières bien réelles et en quantité limitée sur la planète. Comme le résume l’auteur : « dématérialiser, c’est matérialiser autrement ».
Il existe certes des solutions pour limiter cette consommation effrénée. Cela va du recyclage des appareils à l’allongement de leur durée de vie, pour éviter que des centaines de millions de Terriens se croient obligés de changer de smartphone tous les deux ans et de jeter au rebut les appareils devenus inutiles. Pour le moment, malheureusement, ces processus peinent à se mettre en place et les fabricants ne cessent de proposer des innovations censées améliorer le fonctionnement de ces objets devenus indispensables mais qui ont pour seul objectif de gonfler leur chiffre d’affaires et leurs bénéfices. Aujourd’hui, moins de 20% des déchets électroniques sont recyclés.
La fabrication de ces milliards d’objets numériques est elle aussi très consommatrice d’électricité car le traitement des puces, cet élément essentiel, exige des températures élevées, de l’ordre de 1400 °C. On en revient donc à une question initiale qui n’a pas encore obtenu de réponse : dans quelles conditions produit-on l’énergie nécessaire alors que les activités numériques sont devenues l’industrie la plus consommatrice d’électricité du monde ?
Des enjeux géopolitiques majeurs
Ces bouleversements ont un impact déterminant sur la géopolitique de la planète. Les circuits de transmission des données, loin d’être immatériels, prennent la forme de centaines de milliers de data centers reliés aux usagers par un gigantesque réseau de câbles en fibre optique soit 1,2 millions de kilomètres. Pour des raisons d’économie, ces câbles sont majoritairement placés sous la mer et raccordés à la terre ferme par des centres de distribution (hubs).
Le choix des itinéraires de ces câbles obéit à des considérations politico-économiques. C’est ainsi par exemple que Google et d’autres opérateurs travaillent sur un projet de liaison Bombay-Gênes qui éviterait l’Egypte, accusée de réclamer des droits de passages trop élevés, et passerait par Israël, en dépit des réserves de l’Arabie Saoudite.
La nécessité de renouveler et de multiplier les réseaux pour faire face à une demande exponentielle conduit à des arbitrages qui permettent de mesurer les rapports de force entre les différents acteurs publics et privés. Guillaume Pitron observe que les États-Unis et le Royaume-Uni ont perdu en partie leur importance. Il en va de même pour l’Europe qui n’est plus le lieu de passage obligé des câbles ; la communication entre l’Asie et l’Afrique qui progresse rapidement la court-circuite de plus en plus. La Chine est devenue un acteur majeur et s’engage dans la réalisation d’un ambitieux projet de routes de la soie optiques mais son principal opérateur, Huawei subit les attaques des États-Unis et de leurs alliés qui le soupçonnent d’espionnage au profit du gouvernement chinois. L’Australie lui a refusé l’établissement d’un hub sur son territoire. Par ailleurs, les GAFAM ne cessent de renforcer leur rôle dans la transmission des données, au détriment des Etats.
La recherche de circuits plus courts et plus économiques a conduit à l’exploration d’espaces jugés trop inhospitaliers jusqu’à présent. C’est ainsi que plusieurs projets portés notamment par les Finlandais envisagent de faire passer les câbles par l’océan arctique, une démarche qui intéresse particulièrement la Russie désireuse de renforcer sa position dans un secteur d’une grande importance stratégique et d’installer des nœuds de connexion dans des villes isolées du grand Nord.
Est-ce que le rôle capital joué par ces systèmes universels de communication peut entraîner des engagements militaires par des pays soucieux de protéger à tout prix une souveraineté menacée par des interférences étrangères ? Guillaume Pitron estime que c’est possible. Il observe notamment que la Chine se préoccupe de la sécurité du port pakistanais de Gwadar, nœud logistique important de son réseau PEACE et menacé par des attentats terroristes. Il n’exclut pas que des sous-marins américains, français ou chinois n’essayent d’espionner des réseaux d’adversaires potentiels.
Des défis à relever
Le vaste panorama que déroule Guillaume Pitron a donc l’avantage de révéler un système mondial de communication qui s’est développé si rapidement, en deux décennies, qu’on n’a pas encore mesuré son impact. Or il constitue désormais un défi écologique majeur, ce que les GAFAM qui en sont les principaux utilisateurs ont soigneusement dissimulé à leurs milliards d’usagers. Il est aussi un enjeu de pouvoir et d’affrontement pour les Etats Unis et la Chine alors que l’Europe ne parvient pas à s’affirmer en dépit de son poids économique et démographique.
En revanche cet ouvrage offre peu de perspectives pour l’avenir alors que, si l’on en croit l’auteur, cet avenir est particulièrement menaçant aussi bien pour l’environnement de la planète que pour la démocratie dans la mesure où les réseaux sont contrôlés par quelques grandes puissances et quelques géants du privé. Il a certes rencontré des universitaires, des chercheurs, voire des citoyens motivés par la gravité des enjeux, mais leurs propos ne débouchent pour le moment que sur des actions modestes qui ne sont pas à la mesure des risques qu’ils évoquent avec lucidité. Il serait sans doute utile de donner une suite à L’Enfer numérique pour tracer les pistes d’un monde qui maîtriserait l’essor universel de réseaux qui conditionnent désormais la vie de chacun.
Guillaume Pitron, L’Enfer numérique. Voyage au bout d'un like, Les liens qui libèrent, 2021.
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