L'Europe sociale est de retour edit
Il est de bon ton de pleurer sur le retard de l'Europe sociale au regard des autres politiques de l'Union ou encore de fustiger une Europe qui ne serait qu'une Europe des marchandises. Or dans les six derniers mois, la Cour de Justice des Communautés Européennes a opéré une clarification majeure qui paradoxalement relance l'Europe sociale. Par un arrêt "Rüffert" du 3 avril 2008 elle confirme une jurisprudence affirmée lors de l'arrêt "Laval" du 18 décembre 2007. Les systèmes sociaux suédois et allemands se trouvent condamnés et il faut pourtant s'en réjouir.
Il faut d'abord ne pas se laisser aller à la facilité : dans les deux cas, la décision de la Cour conduit bien à ce que des entreprises étrangères - lettone et polonaise - bénéficient de la possibilité de détacher des travailleurs respectivement en Suède et en Allemagne sur la base de leurs législations nationales. A première vue, la décision de la Cour ouvre la porte au dumping social intra-européen. C'est ce que de nombreux commentateurs ont clamé, préférant s'en tenir à une analyse superficielle. Or la situation est bien différente si on prend la peine de comprendre le raisonnement de la Cour et si on examine les conséquences de ses décisions.
Le point de départ doit tout d'abord être le cadre législatif européen : les deux arrêts reposent sur la mise en œuvre de la directive 96/71/CE. Cette directive concernant le détachement de travailleurs effectué dans le cadre d'une prestation de services vise à concilier la liberté de prestation de services dans l'Union Européenne et le respect des règles de droit social différentes dans chaque Etat membre. Elle prévoit que les règles nationales s'imposent au prestataire de service étranger. Il faut insister sur ce point : le droit européen est déjà un droit permettant d'appliquer des normes sociales nationales à des prestataires de service étrangers.
Mais alors, comment la Cour peut-elle prendre le contre-pied de ce texte ? La Cour serait-elle dominée par des juges à la solde des capitalistes ? Pour éviter toute fatigue intellectuelle, on peut entonner l'hymne bien connu de la nécessité de bâtir une Europe sociale contre les institutions communautaires libérales... mais si on accepte de faire l'effort d'une analyse plus fine, les perspectives sont différentes.
En effet la Cour rappelle également que la directive ne permet d'appliquer des normes sociales nationales que si celles-ci s'imposent à tous, c'est-à-dire qu'elles sont d'ordre législatif ou relèvent de conventions collectives ayant valeur de loi. C'est le sens de l'arrêt Laval : on ne peut pas placer des entreprises lettones et suédoises dans des situations différentes dès lors que la convention collective suédoise n'a pas valeur de loi. Autrement dit ce qui est valable pour une entreprise suédoise doit être valable pour l'entreprise lettone. Ni plus ni moins. L'arrêt Rüffert reprend le même raisonnement et précise que la loi ne peut pas imposer des obligations pour une partie seulement d'un secteur, en l'occurence les marchés publics du bâtiment.
Il convient d'abord de bien comprendre que l'Union Européenne est d'abord fondée sur la règle de droit : elle se définit comme l'a souligné déjà dans Telos Zaki Laidi, comme une puissance normative, tant du point de vue de ses relations extérieures que vis à vis de ses membres. Il n'est possible de vivre ensemble dans une Union regroupant 27 Etats membres souhaitant conserver la richesse de leurs spécificités nationales que si on respecte des règles explicites, affichées, claires et valables indistinctement de la nationalité... Dans cette logique, si on choisit de laisser la liberté contractuelle aux partenaires sociaux - comme c'est le cas notamment en Suède ou en Allemagne - alors il n'est pas possible de réserver cette liberté contractuelle aux seuls nationaux. C'est très exactement ce que prévoit la directive 96/71/CE et ce que rappelle la Cour.
Cette jurisprudence est-elle pour autant une défaite pour l'Europe sociale ? Bien au contraire. Si on entend par Europe sociale l'idée qu'il faut progresser sur des normes communes applicables dans tous les pays de l'Union Européenne, le signal donné par la Cour est plutôt encourageant. En effet, on peut identifier deux types d'obstacles à une harmonisation sociale européenne. D'abord les tenants d'un minimum de normes sociales pour lesquels, pas plus sur le plan national que sur le plan européen, il n'y a lieu de légiférer dans ce domaine. Mais aussi les pays du Nord de l'Europe attachés à un modèle social basé sur la négociation collective dans laquelle l'Etat n'intervient pas. Pour ces pays, une éventuelle " Europe sociale " imposerait à l'Etat de légiférer dans un domaine où il ne doit pas le faire.
Pour la France, qui se situe dans le camp des pays pour lesquels l'approche européenne ne pose pas de problème dès lors que son droit social passe la loi, on remarquera que le moment est particulièrement mal choisi pour proposer que les entreprises puissent par un accord d'entreprise déroger à des conventions collectives. On voit mal alors comment on pourrait exiger que ce principe ne s'applique qu'aux entreprises françaises ... une telle clause ouvrirait bien la porte au dumping social européen, mais ce serait un choix politique français. Il serait mal venu d'accuser l'Europe en la matière.
Pour la Suède et l'Allemagne, les arrêts " Laval " et " Rüffert " contribueront certainement à une évolution sur la nécessité d'un minimum de législation sociale à l'échelle européenne. Cette évolution est déjà perceptible puisque les syndicats allemands et scandinaves, jusque-là opposés à une approche européenne de la question du salaire minimum, ont modifié leur position. Ceci a permis à la Confédération Européenne des Syndicats d'engager une campagne sur ce thème depuis le début de cette année. Incontestablement, les conditions d'avancées importantes en matière de droit social européen sont réunies.
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