Pouvoir d’achat des enseignants : qui faut-il croire ? edit
Le 4 février dernier, la commission présidée par Marcel Pochard a remis au ministre le Livre vert sur l’évolution du métier d’enseignant, qui évoque la délicate question du pouvoir d’achat des professeurs. Le journal Le Monde en a rendu compte le 6 février en titrant : « Selon une étude, les enseignants n’ont pas connu de déclassement salarial ». D’autres sources ont au contraire mis en évidence une forte dévalorisation des carrières enseignantes depuis 1981. Quel est donc ce mystère ?
Le rapport Pochard avance un certain nombre de propositions de réforme. La circonspection évidente des auteurs du rapport n’exclut pas que ces derniers aient pris un risque mesuré de déplaire aux forces syndicales les plus conservatrices, et cela doit être porté à leur crédit. Le rapport résume admirablement les tensions que ces propositions mettent en jeu lorsqu’il nous est dit que : « les enseignants revendiquent une reconnaissance de leurs mérites, mais ils ne trouvent jamais assez de garantie d’impartialité dans les moyens destinés à apprécier ce mérite, au point de lui préférer une forme d’égalitarisme subsidiaire vite démotivant ».
Ces considérations sont précédées d’un « diagnostic de l’état de la condition enseignante à l’aube du XXIe siècle ». Si les propositions du rapport sont marquées par la prudence, les pages consacrées au niveau de vie des enseignants sont plus particulièrement caractérisées par la pudeur. Les faits les plus désagréables y apparaissent en effet sous une forme presqu’entièrement voilée. Cette partie du rapport est semble-t-il due à nos collègues Dominique Goux et Eric Maurin, ce dernier étant membre de la commission, et s’appuie sur un document de travail du CEPREMAP des mêmes auteurs : «Les enseignants, leur rémunération et leur niveau de vie : 1982-2005»
Les lecteurs se souviendront peut être que ce travail fait implicitement écho à la publication par Telos, il y a un an, d'un de nos articles sur le même sujet qui, mettant en évidence une forte dévalorisation de 20% environ des carrières enseignantes entre 1981 et 2004, avait causé quelques vives discussions (et qui a depuis été publié par la Revue d’économie politique, en mai 2007). On nous demande maintenant d’expliquer les contradictions apparentes dans les conclusions de ces deux articles.
À titre d’entrée en matière, soulignons que la statistique des salaires est un sujet complexe qui s’accommode mal des glissements sémantiques et des approximations. Nous soutenons que l’étude de Dominique Goux et Eric Maurin ne contredit nullement la nôtre, bien au contraire. Mais pour s’en rendre compte, il faut la lire attentivement.
Sur l’évolution du pouvoir d’achat tout d’abord, les auteurs ont eu un accès privilégié aux fichiers de paye de la fonction publique, qui permettent de mesurer l’accroissement des salaires nets (traitements indiciaires plus primes moins cotisations) d’un échantillon de fonctionnaires entre deux points du temps. Les conclusions de nos collègues sont, dès le début que « au cours de la période 1990-2005, les gains de pouvoir d’achat pour les individus sont essentiellement venus des augmentations de rémunération au fil de la carrière, au fur et à mesure que chacun gagnait en âge », phrase dont la traduction dans un langage plus direct serait : le pouvoir d’achat des profs ne s’est maintenu que parce qu’ils ont des avancements d’échelon (parce qu’ils progressent à l’ancienneté).
Au contraire, dans notre article, il est précisé que nous étudions l’évolution des rémunérations enseignantes nettes, à échelon constant dans la carrière des individus, et sans tenir compte des primes. Le pouvoir d’achat du point d’indice a baissé de 15% environ entre 1981 et 2004, et l’alourdissement des prélèvements obligatoires (la CSG et autres cotisations) a fait le reste : il en résulte que le pouvoir d’achat des traitements nets associés à un échelon donné dans la carrière d’un agrégé du secondaire a baissé de 20% sur la même période. En d’autres termes, au cours de leur carrière, les profs « remontent un escalator qui descend » : si chaque échelon est une marche de l’escalator, à cause de la mauvaise indexation du fameux point d’indice et de la hausse des cotisations sociales, comme nous l’avons dit il y a un an, un enseignant qui reste sur la même marche voit son pouvoir d’achat érodé. S’il remonte l’escalator assez vite (si ses avancements sont assez rapides), son pouvoir d’achat ne baisse pas et peut même progresser.
Par ailleurs, la valeur d’une carrière peut être définie comme le total capitalisé de tous les salaires que peut espérer un fonctionnaire débutant à un moment donné du temps, compte tenu des règles d’avancement en vigueur, et dans l’hypothèse d’une indexation parfaite sur la hausse du coût de la vie à l’avenir. Il découle de la dévalorisation de tous les échelons que la carrière elle-même s’est dévalorisée dans les mêmes proportions. La dévalorisation des carrières signifie concrètement qu’un professeur agrégé débutant en 1981 avait des espérances de gain de 20% supérieures (en euros constants) à celles d’un agrégé débutant en 2004. Une autre manière de présenter les choses, encore plus frappante, est de dire qu’il faudrait revaloriser tous les traitements indiciaires de 25% pour remettre les débutants de 2004 au niveau de ceux de 1981. Il est bien évident que les finances publiques ne supporteraient pas un tel choc !
Au contraire de ce qui vient d’être dit, les hausses de pouvoir d’achat mesurées par Dominique Goux et Éric Maurin sont toutes affectées par des avancements individuels (à l’ancienneté ou au choix): ces auteurs ont donc repris le point de vue traditionnel sur la question, qui est de mesurer l’accroissement des salaires des agents en place – le point de vue des finances publiques –, alors que nous avons voulu lui opposer une mesure de la dévalorisation du système de carrière – le point de vue des incitations.
Encore les évolutions présentées dans le rapport Pochard ne sont-elles pas très enthousiasmantes pour les profs : les enseignants du second degré n’ont connu, primes, avancements à l’ancienneté et au choix compris, que des hausses de salaires nets de 1,76% par an en moyenne, alors que la hausse des prix a été officiellement de 1,88% par an en moyenne de 1990 à 2005. Ce sont les chiffres obtenus par nos collègues avec les fichiers de paye de l’Etat (cf. Tableau 3 de leur article), ces chiffres sont parfaitement fiables et se passent de commentaires : le pouvoir d’achat des profs du secondaire se maintient à peine depuis 15 ans, mesures d’avancement compris. Leur carrière continue donc bien de se dévaloriser !
Ensuite, le rapport souligne que la grande différence entre les enseignants et les autres cadres de la fonction publique, c’est que les premiers ont beaucoup moins de primes que les derniers. C’est un fait bien connu des fonctionnaires. Nous l’avons écrit il y a un an. D’après les chiffres de Goux et Maurin, même en tenant compte des primes, le tableau est malgré tout assez déprimant pour les enseignants.
Un apport du rapport Pochard est aussi de présenter des comparaisons entre salariés des secteurs public et privé, entre profs et cadres non-enseignants du public et du privé, faites à l’aide de l’enquête emploi de l’INSEE, sur la période 1982-2005, et qui sont repris de l’étude précitée de Goux et Maurin. Notre article ne se risquait pas à de telles comparaisons, et dans une certaine mesure, ces dernières devraient permettent de relativiser un peu la stagnation enseignante, mais dans la mesure où on comprend bien leur signification réelle. Les enseignants du secondaire et du primaire se situent dans la hiérarchie, quelque part en dessous des cadres supérieurs pour les premiers, et à peu près au niveau des professions intermédiaires pour les seconds. Or, d’après Goux et Maurin, les positions des professions intermédiaires et des cadres du privé s’effritent en termes de salaires relatifs par rapport à la base ouvrière depuis 25 ans. Les enseignants du primaire et du secondaire ne se maintiennent donc pas si mal, mais en termes relatifs, par rapport aux ouvriers, dans la hiérarchie des salaires. Il est frappant que les cadres non-enseignants de la fonction publique aient rattrapé une partie de leur écart relatif avec les cadres du privé, qui ont un peu décliné (toujours relativement aux ouvriers). Ces résultats présentent le salaire moyen des enseignants et des cadres comme un pourcentage ajouté au salaire ouvrier moyen, et non pas des salaires moyens en euros constants, et on peut donc se demander s’ils ne reflèteraient pas, pour l’essentiel, la forte hausse du SMIC réel depuis 1981. En effet, la hausse tendancielle du SMIC sur la période d’étude a produit un certain écrasement de la hiérarchie salariale.
La phrase qui résume les pages consacrées au niveau de vie enseignant dans le rapport Pochard est la suivante : « Le pouvoir d’achat des rémunérations nettes des enseignants est resté à peu près stable de 1990 à 2005 ». D’après ce qui précède, on peut mesurer à quel point cette conclusion, formellement correcte, est ambiguë. En fait, elle reflète un point de vue statistique assez particulier sur le phénomène étudié. Toute la question est en définitive de savoir si on souhaite continuer à offrir des carrières aux enseignants, ou si ces échelles de salaires du passé sont « cristallisées » et destinées à être érodées par l’inflation. Dans ce dernier cas, les réformateurs de l’enseignement devront nous préciser par quoi ils vont les remplacer. Selon toute vraisemblance, on voudra faire jouer aux primes et indemnités un plus grand rôle, en rapport avec la place nouvelle de la rémunération au mérite.
Finalement, la partie « diagnostic » du rapport Pochard se termine par des considérations sur le rôle de la montée des risques de chômage et sur celui de la féminisation de la profession d’enseignant dans l’explication des évolutions salariales. Notre étude, il y a un an, mettait ces deux points en avant comme une explication fondamentale, qui est donc plus ou moins confirmée par nos collègues. Si on traduit en clair ce qui nous est dit sur ce sujet dans le rapport Pochard (repris de la dernière section de l’article de Goux et Maurin), comme les femmes sont largement majoritaires parmi les enseignants et qu’elles ont tendance à se marier avec des hommes qui gagnent plus qu’elles, les professeurs-femmes ont tendance à être mariées à des cadres. Par ailleurs, les cadres étant plus souvent des hommes, se marient en moyenne avec des femmes qui gagnent moins qu’eux. Il s’ensuit que si on compare un ménage comprenant au moins un cadre avec un ménage comprenant au moins un enseignant, l’écart de revenu fiscal du couple est moins grand que l’écart de salaire entre prof et cadre. Pour dire les choses encore plus clairement, au risque d’être « politiquement incorrect » : le rapport Pochard dit avec élégance que le métier de prof est devenu un « métier de femmes », et que les salaires des enseignantes sont des salaires d’appoint. Enfin, nous ne résistons pas au plaisir de paraphraser Marx et Engels qui ont écrit dans le Manifeste du Parti Communiste : « le bourgeois ne voit dans sa femme qu’un simple instrument de production », en risquant la formule : le cadre voit dans sa femme prof un matelas de sécurité permettant d’amortir le choc d’un licenciement ou d’un accident de carrière. En espérant qu’il ne voie pas que cela, bien sûr.
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