Rendez-nous la taxe carbone! edit
Quel rapport peut-il y avoir entre le grand débat lancé par le Président Macron, un appel lancé par 27 prix Nobels d’économie américains, et les gilets jaunes ? Réponse : le changement climatique causé par les émissions de dioxyde de carbone et son antidote économique, la taxe carbone. C’est son augmentation qui a mis le feu aux poudres en France, c’est elle que les signataires de l’appel des Nobels américains prônent pour leur propre pays, mais avec des modalités qui, si elles avaient été retenues à Paris, auraient profondément changé les termes du débat. Puisque débat il y a, il est temps de les examiner.
L’appel est paru dans le Wall Street Journal du 16 janvier. Signé par quasiment tous les prix Nobel d’économie américains vivants et de tout le spectre politique, d’Angus Deaton et Amartya Sen à gauche jusqu’à Eugene Fama et Robert Lucas à droite, il part du constat que le changement climatique demande une action politique immédiate et affirme que l’imposition d’une taxe carbone est le moyen le plus efficace et le moins couteux de réduire les émissions de leur pays. Rien de bien nouveau venant des économistes, est-on tenté de dire. En 2015, lors de la COP 21, beaucoup d’économistes, à commencer par le prix Nobel français Jean Tirole, rejoint par des industriels comme Gérard Mestrallet et des politiques comme Angela Merkel avaient appelé à l’introduction d’un prix commun des émissions de carbone, que ce prix soit mis en œuvre par des marchés, comme dans l’Union Européenne, ou par une taxe spécifique. Leur tentative avait échoué face à l’opposition de grands pays émergents dépendants du charbon comme l’Inde, des producteurs de pétrole, mais aussi faute de soutien des États-Unis. C’est là que l’appel des 27 apporte des éléments nouveaux et constructifs, en proposant de redistribuer intégralement les recettes d’une taxe carbone aux citoyens et d’imposer une taxe aux frontières. Le mieux est de commencer par l’appel lui-même, qu’on prend ici la liberté de traduire :
« Le changement de climat mondial est un problème sérieux demandant une action nationale immédiate. Nous fondant sur des principes économiques solides, nous sommes unis pour les recommandations politiques suivantes.
1. Une taxe carbone offre le meilleur rapport efficacité-coût pour réduire les émissions de carbone avec la rapidité et dans les proportions nécessaires. En corrigeant une imperfection de marché bien documentée, une taxe carbone enverra un signal prix puissant qui utilisera la puissance de la main invisible des marchés pour guider les acteurs vers un futur économe en carbone.
2. Une taxe carbone devrait augmenter chaque année, jusqu’à ce que les objectifs de réduction des émissions soient atteints, et doit être neutre fiscalement de façon à éviter les débats sur la taille des prélèvements. Un prix du carbone augmentant de façon constante encouragera l’innovation technologique et le développement d’infrastructures à grande échelle.
3. Une taxe carbone suffisamment significative et augmentant régulièrement remplacera le besoin de diverses règlementations, moins efficaces. Substituer un signal-prix à des règlementations compliquées renforcera la croissance et offrira aux entreprises la stabilité règlementaire dont elles ont besoin pour les investissements de long terme que requièrent les technologies alternatives propres.
4. Pour prévenir les fuites de carbone et protéger la compétitivité des États-Unis, un système de taxation du contenu carbone des importations devrait être établi. Ce système renforcerait la compétitivité des entreprises américaines qui utilisent l’énergie de façon plus efficace que leurs concurrentes internationales. Il créerait aussi une incitation pour d’autres nations à adopter une politique de prix du carbone similaire.
5. Pour maximiser l’équité et la faisabilité politique d’une taxe carbone croissante, l’intégralité de son produit devrait être retourné aux citoyens américains sous forme de transferts égaux. La majorité des ménages américains, y compris les plus vulnérables, recevraient plus en ‘dividende carbone’ qu’ils ne paieraient en augmentation des prix de l’énergie.
En résumé, les trois idées force de ce manifeste sont : 1/ une taxe carbone significative, destinée à augmenter au cours du temps d’une façon prévisible ; 2/ une taxe grevant le contenu en carbone des importations de façon à neutraliser les effets compétitivité ; une redistribution uniforme des recettes fiscales ainsi prélevées, une défiscalisation de la taxe, si l’on peut dire.
Tentons d’imaginer un instant ce qui se serait produit en septembre dernier si, au lieu d’une augmentation de la taxe carbone sur les carburants, venant s’ajouter à la taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques et précédant une seconde augmentation en janvier, le gouvernement avait annoncé que, non seulement l’augmentation serait redistribuée aux français de façon uniforme, mais que, progressivement, c’est l’intégralité de la taxe carbone qui le serait. Il y aurait eu, bien sûr, des mécontents –ceux-ci s’expriment en général plus bruyamment que les bénéficiaires-- mais comme l’immense majorité des français, à commencer par les plus bas revenus, auraient bénéficié de l’opération, il est vraisemblable que les mécontents n’auraient pas attiré grande sympathie. Que l’augmentation de la taxe carbone ait été rapidement comprise comme un moyen de boucher les trous du budget de l’état, ce qui était factuellement exact même si ce n’en était pas l’intention officielle, a en effet fortement contribué à l’exaspération des français.
L’affaire n’est d’ailleurs pas nouvelle. Les taxes à visée officiellement morale, à défaut d’être pigouviennes au sens économique du terme (le principe pollueur-payeur) sont depuis longtemps la risée des contribuables, et, de la risée à la révolte, il n’y a dans notre pays qu’une mince frontière. On pourrait remonter à feu la vignette automobile inventée par le cabinet Guy Mollet en 1956 pour financer le revenu des personnes âgées. A l’origine les plus de 65 ans en étaient dispensés, ce qui ne dura pas. Rapidement, la vignette fut considérée comme une taxe sur les automobilistes et, comme elle était fortement croissante avec la cylindrée du moteur, utilisée comme barrière protectionniste contre les importations de voitures de luxe, que les constructeurs français avaient cessé de produire après la guerre. Dans les plaisanteries populaires, on se gaussa longtemps de cette vignette supposée financer ‘la retraite des vieux’. L’idée que l’état surtaxait les contribuables automobilistes s’ancra profondément et le resta même après que Laurent Fabius eut supprimée la vignette, en 2000. Et pour de bonnes raisons : au moment même où la vignette disparaissait, le gouvernement Jospin tentait d’introduire une taxe sur les activités polluantes, comme contribution à la lutte contre l’effet de serre, mais aussi pour financer les dépenses fiscales associées au passage aux 35h. De la ‘retraite des vieux’, on était passé à la RTT. La vignette a d’ailleurs trouvé le moyen de renaitre, sous forme d’une taxe à l’achat cette fois, avec le bonus-malus écologique, forme déguisée d’une taxe sur les véhicules de luxe, donc à l’importation, sans grande rationalité pigouvienne. En effet, si l’on veut faire payer le pollueur (l’émetteur de CO2), c’est la consommation effective de carburant qu’il faut taxer, pas l’achat du véhicule.
L’idée d’une certaine redistribution des recettes d’une taxe carbone fit pourtant son chemin : la Commission Rocard proposa en 2009 une trajectoire croissante dans le temps pour le prix du carbone, avec l’objectif de parvenir à 100€ la tonne de CO2 à l’horizon 2000. Un mécanisme de redistribution fut imaginé et adapté dans le projet de loi de finances de 2010, mais il était si complexe, et la taxe carbone si trouée d’exonérations que le Conseil Constitutionnel n’en fit qu’une bouchée, en attendant que François Fillon n’enterre le projet, arguant de l’impact négatif qu’elle aurait sur la compétitivité des entreprises françaises.
Ce qui nous ramène à la taxe aux frontières prônée par l’appel des Nobels américains, précisément pour compenser la perte de compétitivité. Elle est évidemment inapplicable au cas français, puisque les seules taxes aux frontières compatibles avec les règles de l’Union Européenne sont à ses propres frontières. La France pourrait proposer une telle taxe aux frontières de l’UE, mais il faut reconnaitre que la situation européenne est bien différente de celle des États-Unis, où la réduction des émissions de CO2 n’est pas l’objet d’une politique fédérale, bien que certains états comme la Californie soient en pointe sur le sujet. L’UE a mis en place dès 2005 un marché des émissions de carbone, dont le but est bien d’établir le prix du carbone sur une trajectoire croissante en fixant une quantité maximale d’émission, décroissante dans le temps. Une taxe carbone serait donc redondante et ajouterait à la complexité déjà redoutable du système. Mais à nouveau, rien n’interdit à la France de proposer des solutions communes allant dans le sens d’une taxation uniforme du carbone dans toute l’Union, se substituant à un marché des émissions qui, même s’il est récemment parvenu à faire remonter le prix du CO2 au-dessus de 20€, n’a pas convaincu. La proposition n’aurait d’intérêt et de force que si les deux autres éléments de l’appel des 27 y figuraient : une taxe aux frontières et une redistribution fiscale intégrale, chaque pays étant libre d’en fixer les modalités.
En attendant, pourquoi ne pas mettre en débat dans notre pays l’idée d’une neutralité fiscale de la taxe carbone, qui, bien que gelée provisoirement et d’assiette limitée, a au moins le mérite d’exister ? Dans le cas d’espèce, neutralité fiscale devrait vouloir dire redistribution intégrale aux citoyens, et non pas subventions à telle ou telle source d’énergie propre. Et, pour aller un cran plus loin, il serait intéressant de proposer que la redistribution soit uniforme, sous forme d’impôt négatif comme la prime d’activité, ce qui impliquerait une super-progressivité fiscale.
Pour conclure, on proposerait bien le slogan : « rendez-nous la taxe carbone » !
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