Sobriété: vers de nouveaux modèles d’affaires edit
Le Plan d’action pour la transition écologique vient d’être rendu public. À quelques exceptions près, il n’est nulle part question de sobriété comme levier de cette transition, alors que le GIEC a estimé la trajectoire intenable sans elle.
On entend par là une sobriété collective qui répartirait équitablement les efforts selon les individus, les entreprises ou les territoires, une sobriété désirable qui, en éloignant les logiques ayant conduit au dépassement des limites planétaires, redonnerait de la marge de manœuvre aux agents économiques, et une sobriété apolitique qui, en adoptant des approches pragmatiques et acceptables, sortirait de débats stériles entre croissance et décroissance.
Une vision qui est loin de prédominer dans l’imaginaire populaire ou dans la vision politique. Soit la sobriété est associée à des renoncements incompatibles avec le niveau de vie, soit elle est uniquement déclinée au plan énergétique. De surcroît, elle est surtout articulée aujourd’hui autour de la question des modes de vie, comme si elle concernait au premier chef les consommateurs. Or, si chaque geste compte, les calculs de chercheurs de l’université de Trondheim[1] montrent que les leviers liés à la consommation ne permettent de réaliser qu’un quart du chemin.
Or la sobriété pourrait avoir un impact décuplé si elle agissait, à la fois, sur la production et la consommation au lieu de stigmatiser l’une ou l’autre, autrement dit si l’on travaillait « les interdépendances entre offre et demande », selon les termes de la sociologue Sophie Dubuisson-Quellier. On sort alors d’un imaginaire punitif ou sacrificiel de la sobriété pour entrer dans une dynamique bien différente.
Les enjeux ? Non pas sortir de la croissance, mais se libérer du principe d’une croissance volumique qui caractérise nos économies depuis les Trente Glorieuses. Opérer un vrai découplage entre création de valeur et sollicitation de ressources. Ces pistes, des entreprises commencent aujourd’hui à les explorer. Leur démarche peut se lire comme une réinterrogation de notre rapport à l’objet, à la technologie, à l’espace et au temps dans l’offre de biens ou de services définie par l’entreprise sous forme de bénéfices-client (ce qu’on appelle proposition de valeur).
De nouvelles propositions de valeur
Imaginez qu’un industriel réduise le nombre de produits ou de gammes-produits qu’il fabrique. Imaginez qu’une marque de mode réduise le périmètre de son activité de prêt-à-porter ou revienne à deux saisons de mode. Imaginez aussi que des professionnels du BTP sollicitent moins d’énergie, de matériaux et de technologies (« Low-Tech ») pour bâtir la « Smart City ». Imaginez encore qu’un fabricant propose la pérennité programmée de batteries électriques, à rebours des pratiques d’obsolescence programmée. Imaginez enfin qu’un commerce de poissons rémunère les pêcheurs pour qu’ils sollicitent moins les ressources de la mer.
Les exemples ci-dessus n’ont rien d’utopique. Ils sont une voie bien réelle qu’empruntent des entreprises pionnières, conscientes que certains (dys)fonctionnements détruisent la valeur, à la fois, économique et environnementale. Une récente étude[2] de la Chambre de commerce et d’industrie de Paris Ile-de-France en recense quelques-uns.
Les enseignements qui s’en dégagent sont puissants. En réduisant le nombre de ses clients, produits et gammes, un industriel français n’a pas perdu en profitabilité. En renonçant au « Black Friday », un acteur de l’ameublement durable a perdu de la valeur économique à court terme mais en a gagné à long terme. En abandonnant l’innovation à visée de croissance volumique, un laboratoire cosmétique arbitre en faveur de produits dits régénératifs à forte valeur ajoutée.
Ces acteurs posent ainsi les premières pierres d’un modèle où l’entreprise n’est plus obligée de produire pour créer de la valeur économique et où le client n’est plus toujours soumis à une obligation d’achat. Certains des entrepreneurs qui développent ces nouveaux modèles d’affaires redéfinissent aussi potentiellement la notion de réussite en rompant avec le « croître pour croître ». Tous ou presque soulèvent, enfin, la question de la distinction entre l’essentiel et le non-essentiel. Ce sont le rôle de l’entreprise, sa raison d’agir et la finalité de ses activités qui sont ici interrogés. Ce mouvement de transformation, qui reconfigure les périmètres d’action et réinvente les métiers de l’entreprise, engage potentiellement une forte dynamique de formation des collaborateurs.
Ces cas d’usage de la sobriété ne sont pas légion : on parle ici d’un mouvement tout juste émergent. Les expériences menées jusqu’à présent sur un ou deux maillons mériteraient d’être développées sur toute la chaîne de valeur ou sur les activités pour lesquelles l’empreinte environnementale d’un produit ou service est forte.
Une question en suspens est, au-delà de la réussite de telle ou telle expérience, la soutenabilité d’une extension de ces modèles. À ce stade, l’équation économique n’est pas résolue. Il reste à démontrer que cette sobriété peut fonder une prospérité. Une partie de la réponse tient dans la façon de mesurer ce que nous appelons prospérité, au niveau macro comme au niveau micro. Les entreprises engagées dans ce mouvement de sobriété ont besoin de nouveaux travaux sur les comptes de résultat ainsi que de nouveaux indicateurs de performance. Ce sont aussi de nouvelles métriques qui sont nécessaires car les systèmes de financement, de comptabilité et de valorisation (boursière) ne sont pas conçus pour valoriser la décroissance volumique ou le « juste assez ».
Un nouveau terrain pour l’innovation
Nous n’y sommes pas encore, mais tout cela illustre le fait que l’on peut aller bien au-delà des axes du Plan de transition écologique autour du mieux produire, mieux se loger, mieux se déplacer, mieux manger, etc. Le plan vise, à juste titre, l’amélioration de la qualité de nos usages quotidiens. Mais il fait de la décarbonation et de la technologie les deux outils majeurs de leur exécution, au risque de réduire le champ des possibles. Dans le vaste domaine de la sobriété, il y a probablement d’autres voies à explorer, qui ouvrent sur une dimension économique de la valeur ajoutée mieux articulée à ses autres dimensions (à commencer par l’environnement).
Là où il est question d’éco-conception ou d’économie circulaire, pensons multifonctionnalité, modularité, réversibilité des biens, espaces ou infrastructures.
Là où il est question de mobilités douces, de co-voiturage ou de report modal, pensons modération de la demande de transport ou « dé-mobilité en tant que service ».
Là où il est question de production d’énergie propre ou d’efficience énergétique, pensons autres processus industriels (production à la demande) ou efficience matières.
Là où il est question d’information environnementale du client, pensons utilisation différente du marketing ou modulation à la baisse des abonnements.
La sobriété ainsi conçue devient un nouveau terrain pour l’innovation et les entreprises qui s’y emploient pourraient bien générer une dynamique vertueuse. On n’arrivera à des effets d’échelle que si ces expériences sont plus largement mises en lumière et documentées. La déclinaison énergétique de la sobriété a été reçue plutôt favorablement par les individus et les entreprises. De nombreux signaux suggèrent que l’histoire n’est pas finie.
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[1] Daniel Moran, Richard Wood, Edgar Hertwich, Kim Mattson, Joao F. D. Rodriguez, Karin Schanes & John Barrett, « Quantifying the potential for consumer-oriented policy to reduce European and foreign carbon emissions », Climate Policy, 20, 2020.
[2] Corinne Vadcar, La Sobriété au cœur des modèles d’affaires, CCI Paris Ile-de-France, juin 2023.