La géographie mondiale de la valeur n’est pas forcément celle de la production! edit
En convergeant, plusieurs facteurs technologiques, sociétaux ou géopolitiques accroissent l’hypothèse d’une nouvelle géographie mondiale de la production. Dans le même temps, en révélant au public l’organisation de chaînes d’approvisionnement souvent complexes, parfois lointaines, la pandémie apporte le récit mobilisateur.
De cette redistribution de la production, les pays occidentaux espèrent recouvrer compétitivité, souveraineté et puissance industrielle tandis que les pays en développement entendent s’extirper de la seule exploitation des ressources naturelles.
Mais en s’attachant au seul rééquilibrage industriel, on peut passer à côté d’une dimension plus importante qui est la géographie de la valeur, selon l’expression de Nicolas Colin.
Où se niche la valeur d'un bien industriel?
Avec l’externalisation de la sous-traitance en Asie, la valeur générée sur la fabrication s’est affaiblie, à l’exception des biens intensifs en R&D et en création/savoir-faire ; les biens sont devenus largement disponibles et peu différenciés (commoditisation).
Par ailleurs, la transformation numérique a renforcé la diffusion de la valeur vers les activités amont (R&D, design) et aval (logistique, services). La logicialisation, qui transforme des actifs physiques en composants cyberphysiques, a contribué à faire basculer les biens du côté des services. Les industriels qui intègrent à la fois la fabrication et les services l’ont bien compris : ils créent de la valeur aux interstices des usines et des filières.
Enfin, la plateformisation, en mettant directement en relation offre et demande, a redéfini les modes de création de valeur au profit de logiques écosystémiques. Une entreprise comme Tesla est à cet égard emblématique : autour d'un produit industriel classique, l'automobile, elle investit la mobilité, l’énergie et l’intelligence artificielle.
Il en résulte que, au sein même de la production de biens industriels, la valeur tend à se déplacer du côté des services incorporés à ces biens. Cette valeur tend à se détacher du bien proprement dit, et à devenir immatérielle : ainsi, dans les secteurs business to consumer (B2C), les conditions de livraison d’un bien importent souvent autant, sinon davantage que le bien lui-même, lors d’un achat. Enfin, plus l’offre d’entreprise intègre l’usage du client (jusqu’à lui offrir la possibilité de co-créer le bien), plus la valeur créée est forte. On comprend de ces mutations que la compétition devrait se cristalliser autour de la personnalisation de biens et de services, qui apporte différenciation au client et profitabilité à l’entreprise.
Cet impératif de proximité avec le client constitue, selon une récente étude, le vecteur d’une reconfiguration des chaînes de valeur, où la relocalisation n’est pas le format dominant. Loin s’en faut ! Certes, une régionalisation est en cours. Mais il faut en comprendre les raisons.
Les entreprises ont largement repensé leur chaîne selon un schéma régional dans lequel les étapes de sourcing, production et distribution sont réparties à l’échelle d’un continent ou espace élargi ou selon un schéma pluri-local dans lequel ce tryptique est organisé à l’échelle d’un pays et reproduit dans plusieurs (« glocal »).
Ces formats ont le triple avantage de ne pas les couper des marchés étrangers, de leur donner accès à des fournisseurs et partenaires de proximité dont ils peuvent se prévaloir et de mieux prendre en compte les usages des clients par une proposition de valeur locale.
États-Unis, Chine, Europe dans la nouvelle géographie de la valeur
C’est donc à l’aune de ce que sont les nouvelles clefs de valeur, et non de ce qu’elles furent dans les années 1980-90, que les économies et les entreprises transforment leurs chaînes. Dans cette compétition, les États-Unis apparaissent bien placés à raison de leurs atouts dans les services aval (logistique, e-commerce) et surtout amont qui rendent les produits pertinents au regard des attentes et usages-clients. Leur rôle de fournisseur mondial de services numériques s’est d’ailleurs renforcé durant la crise.
Mais la maîtrise de la fabrication reste un puissant levier en termes d’intégration de services dans les biens (IOT) et les machines (IIOT). Les États-Unis vont-ils réussir à recoupler la puissance numérique avec une capacité productive ? Précurseurs dans le Software as a Service (SaaS), ils doivent compter avec une concurrence mondiale accrue sur des marchés porteurs comme la maintenance prédictive, la voiture connectée, l’efficacité énergétique. L’enjeu, pour les États-Unis, consiste à verser leur compétitivité numérique au profit de solutions servicielles intégrées dans des actifs physiques. Les GAFAM l'ont compris, qui cherchent depuis plusieurs années à investir le monde physique de la production en s’alliant avec des industriels (dans l'automobile notamment).
Les entreprises américaines détiennent aussi une autre clef : depuis plusieurs années, elles augmentent significativement leurs dépenses de R&D dans les pays émergents. La localisation de la R&D près du client, en plus des données-clients captées à distance, confère à ces groupes de puissants leviers pour saisir les mutations de la consommation et innover.
A contrario, parce que les services représentent une part modeste de son économie, en particulier à l'export, on pourrait s’attendre à ce que la Chine soit désavantagée dans la géographie de la valeur. Or, si le plan « Made in China 2025 » vise à hisser le pays parmi les premières puissances industrielles, il vise aussi à le placer sur les maillons à forte profitabilité via les technologies innovantes. La Chine se déleste des activités à faible efficience économique où elle avait pris des positions fortes à la faeur de la fragmentation des chaînes de production mondialisées, et elle investit dans les services amont et aval qui vont bénéficier d’économies d’échelle. Depuis la pandémie, de nouveaux services et solutions adaptés aux clients chinois ont été expérimentés et déployés.
Par ailleurs, la dimension numérique et immatérielle des nouvelles Routes de la Soie permet aux groupes chinois de développer, dans le monde, solutions cloud et data centers et de gagner des parts de marché sur leurs rivaux américains. Dans l’e-commerce et la logistique, des acteurs chinois ont aussi renforcé leurs positions à l’étranger.
De plus grandes interrogations concernent les autres régions du monde, à commencer par l’Europe. Ne détenant pas les mêmes positions que les États-Unis dans le numérique et la Chine dans la fabrication, elle n’en dispose pas moins d’une industrie diversifiée malgré quelques dépendances et vulnérabilités, et reste la première puissance commerciale. Cependant, il ne faudrait pas qu’elle se trompe d’objectif : recréer des capacités productives est un point de départ pour créer de la valeur autrement, et non une finalité. De la même façon, cela peut prendre du temps de chercher à reconstituer les maillons ou les briques qui ont disparu, comparé à d’autres leviers comme les effets d’écosystèmes.
Le pilotage de la valeur dépend évidemment du degré de connectivité que les économies européennes intègrent dans leurs activités.
Les groupes allemands, qui mettent les logiciels au cœur de la chaîne de valeur pour produire des solutions de fabrication avancées et se renforcer dans les services industriels business to business, comprennent l’intérêt d’en concevoir et en développer.
En France, les dispositifs pour la numérisation des PME-PMI prennent la mesure du rattrapage mais ils devraient mieux éclairer les micro-mutations qui découlent de cette numérisatuion : plus l’intensité technologique des activités d’une entreprise s’accroît, plus la valeur se dilue sur la chaîne, jusqu’à invalider le modèle d’affaires existant.
On oublie souvent que les économies européennes se sont positionnées sur des segments profitables (distribution, logistique, services) dont l’un des défis, avec l’e-commerce, est de s’approprier les données-clients. L’Europe compte aussi plusieurs acteurs de l’efficacité énergétique, du traitement des déchets ou des réseaux intelligents, qui vont devoir apporter des solutions aussi différentes qu’il y a de marchés dans le monde. La polyvalence de ses activités peut-elle être un avantage à l’heure de l’hybridité biens/services ? Enfin, l’Europe a de puissants actifs immatériels, à commencer par un capital humain qualifié. Sa plus grande difficulté est de définir une stratégie sous l’angle de la valeur et non sous les prismes classiques qui résonnent aujourd’hui.
Nouveaux acteurs, nouveaux espaces
Si l’opportunité de figurer sur la carte de la valeur revient aux pays qui figurent déjà sur celle de la production, celle des pays ne disposant pas de capacités productives n’en est pas nulle. L’Inde, usine logicielle du monde, est un exemple : ses exportations de services logiciels connaissent une croissance continue depuis plusieurs années. D’autres exemples sont donnés par Taiwan et l’Uruguay, l’un des principaux exportateurs de logiciels au monde par habitant. Cependant, si les services logiciels participent à la compétitivité des économies, ils n'échapperont pas à une commoditisation. L’enjeu, pour les économies spécialisées dans les services logiciels, est de pouvoir transformer ces intrants en produits finis grâce à des solutions plus complexes, à plus forte valeur ajoutée ou à des plateformes logicielles.
Quand on voit les actifs sollicités pour créer aujourd’hui de la valeur, on se dit que les pays en développement, d’Afrique notamment, ont – à quelques exceptions près – peu de chances d’apparaître sur les radars. Certains pays, comme l’Éthiopie, à la faveur des investissements chinois dans des infrastructures et parcs industriels, comptent sur une participation aux chaînes mondiales pour prendre leur place. Mais leur aptitude à capter plus de valeur reste modeste sans compter que ce schéma pourrait atteindre ses limites avec le basculement dans la production personnalisée.
D’autres économies espèrent plutôt un éclatement mondial de la production (fabrication distribuée). Il est vrai qu’en passant des usines à des espaces (Fablabs), des mini-sites ou des conteneurs, la fabrication et l’innovation sont devenues plus accessibles. Surtout, la chaîne de valeur exécutée en un seul lieu – la digitalisation décloisonne innovation, fabrication et marketing – est plus proche du client. Cependant, elle est exigeante en actifs physiques (smart grid, logistique), immatériels (connectivité)... et humains. C’est tout l’enjeu de l’accès de l’Afrique au capital humain qualifié.
Enfin, ce rapide tableau de la nouvelle géographie de la valeur ne serait complet s’il n’intégrait pas la perspective de mondialisation du travail rendue possible par la dissociation entre lieu de production d’un bien/service et présence physique. Cette perspective pourrait avoir un impact sur la division internationale des tâches. Les activités les plus compétitives et créatrices de valeur se sont généralement localisées dans les pays occidentaux, là où se trouve le capital humain qualifié. Avec un facteur travail qui s’exonère des effets de distance, il n’est pas dit que la donne ne puisse changer.
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