Vers un nouveau consensus européen? edit
Malgré l’ambitieuse réponse que lui a apportée l’Union, la crise économique actuelle rappelle avec force l’actualité d’un phénomène lancinant depuis plusieurs années : la remise en cause, dans la pratique, des principes et concepts régissant les politiques économiques européennes. Cette situation s’observe en matière de politique monétaire, de règles budgétaires, de politique commerciale et de la concurrence ainsi que dans le champ du budget européen. Elle est problématique car elle limite la lisibilité et la crédibilité du cadre économique et financier de l’Union, fragilise la légitimité de son action et nuit à la cohésion de ses États. Il est, dès lors, probablement temps de relégitimer les politiques économiques européennes, en réaffirmant la plupart des principes fondateurs tout en cherchant à en faire évoluer certains outils afin que ceux-ci correspondent mieux au contexte macro-économique et géopolitique actuel.
Une remise en cause des principes de l’édifice économique européen
L’écart entre conception initiale et pratique actuelle est saisissant en matière de politique monétaire : les crises économiques de la zone euro et de la pandémie ont définitivement acté le passage d’une conception « orthodoxe » de l’action de la Banque centrale européenne (BCE) à une politique franchement expansionniste, qui conduit l’institution à financer une part substantielle des dettes publiques et privées. L’effet de cette politique sur la stabilité financière de court terme est reconnu, mais son efficacité en matière de croissance et d’inflation est discutée, tandis que s’amplifient les risques économiques et financiers associés. Au plan politique, l’orientation « hétérodoxe » de la politique monétaire divise fortement les banques centrales et les États de la zone euro.
On observe aussi que le cadre des règles budgétaires est aujourd’hui très largement remis en cause : la distance entre les principes « maastrichtiens » relatifs aux déficits et aux dettes publics (plafonds des 3% et 60% et mécanismes de convergences et d’incitations) et la réalité s’était déjà accru au gré de la réaction à la crise de 2008. Au cours de la crise de la zone euro (2010-2012), l’orthodoxie budgétaire européenne fut à nouveau contestée. Aujourd’hui, l’ampleur de la relance budgétaire nécessaire rend irréaliste un retour aux fondamentaux du Pacte de stabilité à moyen terme. Cette situation accroît les divergences d’appréciation existantes entre les États.
En troisième lieu, le consensus traditionnel sur le budget européen (modeste dans son volume et dans sa structure) a d’abord été nettement battu en brèche à l’occasion de la crise de 2008, lorsque les États avaient dû, de manière improvisée, créer des véhicules de financement ad hoc (FESF-MESF, MES) et se reposer sur la Banque européenne d’investissement (BEI). Aujourd’hui, le plan de relance européen confirme de toute évidence le besoin de financements communs beaucoup plus conséquents pour réagir à des chocs et investir massivement dans les secteurs d’avenir (i.a. énergie, défense, numérique).
La politique de la concurrence est un quatrième domaine dont les principes sont revisités. La crise économique de 2020 a conduit la Commission à proposer dès mars dernier un cadre permettant aux États d’aider massivement leurs entreprises : cette décision est justifiée mais elle limite dans les faits la capacité de contrôle des soutiens publics. Or, le fait que les mesures d’aides aient été bien plus généreuses dans les pays disposant de marges budgétaires conséquentes (Allemagne, au premier chef) pourrait avoir des effets négatifs sur la libre concurrence et la convergence des économies.
Cinquièmement, la politique commerciale de l’UE, traditionnellement fondée sur l’idée d’ouverture, de répartition mondiale des chaînes de production et de défense du multilatéralisme, a été remise en cause par la disruption des échanges induite par les crises de 2008 et de 2020. Elle opère aujourd’hui dans un contexte international plus protectionniste (restrictions des accès aux marchés publics, sanctions extraterritoriales, atteintes à la propriété intellectuelle) tandis que les contestations populaires relatives à ses effets économiques, sociaux et environnementaux demeurent vives.
Risques sur la lisibilité du cadre économique de l’Union et de sa cohésion
L’écart croissant entre les principes et la pratique de la conduite des politiques économiques est une dynamique qui pose d’évidents problèmes. Elle remet en cause la crédibilité de tout l’édifice conceptuel et juridique européen en matière économique ; elle nuit à la lisibilité des politiques économiques de l’Union et pose un problème de légitimité démocratique ; elle alimente les ressentiments entre États membres et parfois entre populations, qui ne partagent pas les mêmes conceptions ; elle risque, paradoxalement, d’accroître les divergences économiques et sociales au sein de l’Union et, singulièrement, de la zone euro ; enfin, l’élaboration d’une feuille de route garantissant une sortie de crise coordonnée et efficace à court terme et une Union durable et résiliente à long terme, est compliquée.
Dans ce contexte, quelles sont les options possibles ? Fermer les yeux face au problème, faire, en quelque sorte, « comme si de rien n’était » ne peuvent pas être des réponses satisfaisantes. Essayer de démontrer que ce qui est fait est au sens strict conforme au droit européen ou bien amender le droit en réaction à ce qui est perçu comme la nécessité du moment, constitueraient des artifices juridiques. C’est pourquoi il nous paraît plus avisé de lancer un débat, une fois passé le moment le plus difficile de la crise, pour essayer de refonder un consensus politique autour des politiques économiques.
Sans être modifié radicalement, le cadre économique européen devrait être amendé
Le contexte y est triplement propice : les crises constituent des opportunités de modifier les paradigmes, plusieurs revues des politiques en cause ont été engagées par les institutions européennes, et une Conférence sur l’avenir de l’Europe s’ouvrira bientôt. L’exercice devrait reposer sur des analyses économiques sérieuses, qui primeraient autant que possible sur la logique de compromis politique tout en répondant aux questionnements publics que chacune des politiques soulève. Pour autant, les changements à opérer devraient, dans l’ensemble, être davantage incrémentaux que radicaux .
En matière de politique monétaire, nous préconisons de réaffirmer l’indépendance de la BCE et son mandat de stabilité des prix. La cible d’inflation pourrait néanmoins être définie de manière plus souple à l’avenir. Compte tenu des risques qu’elle alimente, la normalisation de la politique monétaire devrait être engagée dès que les perspectives macro-économiques et financières le permettront. Dans le même temps, les risques macro-prudentiels devraient être mieux contenus ;
Concernant les règles budgétaires, la première priorité devrait être d’éviter l’écueil d’une restriction hâtive des déficits publics. Plus fondamentalement, les critères de déficit et de dette publics devraient être modifiés. Néanmoins, il nous paraît pertinent de maintenir un contrôle étroit du déficit structurel et de l’évolution des dépenses, en qualité comme en quantité, tout en laissant une marge de manœuvre budgétaire pour réaliser des investissements publics réellement utiles et efficaces ;
Au-delà du plan de relance, nous plaidons pour un cadre financier pluriannuel (CFP) durablement plus ambitieux, centré sur les politiques d’avenir et l’investissement (numérique, énergie, intelligence artificielle, RDI, etc.) et financé par un volume plus conséquent de ressources propres. Rendre les contributions nationales plus justes, voire aligner la durée des prochains CFP sur le mandat de cinq ans du Parlement européen serait aussi nécessaire ;
Dans le domaine de la politique de la concurrence et d’aides d’État, l’essentiel doit être conservé, mais l’accent pourrait être mis sur une vision mondiale du théâtre concurrentiel dans lequel opèrent les grandes entreprises européennes ainsi que sur de nouvelles règles propres au secteur du numérique. Il serait également bénéfique de mutualiser beaucoup plus les dépenses en R&D au niveau européen, d’approfondir le marché unique (numérique, énergie) et de renforcer la lutte contre la concurrence fiscale déloyale, en Europe et au-delà ;
La politique commerciale devrait assumer plus explicitement l’exigence de réciprocité et de normes minimales, en matière de concurrence ou d’accès aux marchés publics et renforcer ses outils de défense. La vulnérabilité de certaines chaînes de production et de certains secteurs industriels stratégiques, comme le développement de mécanismes de compensation des « perdants » de la mondialisation, pourraient aussi être des objectifs politiques forts.
Enfin, en ce qui concerne l’union monétaire, la finalisation de l’union bancaire, l’approfondissement du marché unique de capitaux et la création d’un actif souverain sûr constituent trois priorités, dont la mise en œuvre pourrait s’opérer en parallèle d’une reprise des discussions sur des réformes plus fondamentales.
Les Européens pourraient faire levier sur la période de crise économique actuelle, sur le pouvoir de transformation de la transition énergétique et environnementale, sur les résultats des revues engagées par les institutions elles-mêmes et, enfin, sur la perspective de la Conférence sur l’avenir de l’Europe, pour reconsidérer pragmatiquement les grands principes de la politique économique de l’Union, y apporter les modifications nécessaires et leur octroyer solennellement une légitimité renouvelée. Cette perspective ne sera ni simple ni rapide, mais l’Union doit retrouver une cohérence intérieure et un apaisement dans son « cœur de métier » économique afin de continuer à exercer sa responsabilité singulière de puissance d’influence.
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