Passions impériales edit
Vladimir Poutine s’est replacé au centre du jeu international. Dans le désordre actuel tragiquement illustré par la guerre au Proche-Orient, c’est la seule certitude. Pour le reste s’entrechoquent toutes les composantes de la nouvelle réalité mondiale – rivalité entre les grandes puissances, conflits ethniques et religieux, faillite des Etats et émergence de groupes para-étatiques, guerre à haute intensité technologique et bombes humaines, intérêts économiques et passions nationalistes ou religieuses.
Pour tenter d’y voir un peu plus clair dans ce brouillage général, il n’y a pas de meilleur guide que le dernier livre de Pierre Hassner – La Revanche des passions, Métamorphoses de la violence et crise du politique, Fayard, 2015, 360 p., 22 €. Ce recueil d’articles, dont le plus récent date de 2014 et le plus ancien de 1996, ne traite pas de l’actualité mais il aide à la lire. Il ne propose pas de solutions, il souligne les complexités, les contradictions, les retournements, qui les rendent plus difficiles.
Incapable de rendre compte de la richesse des angles de vue, nous nous en tiendrons au rôle de la Russie et à son retour comme puissance « indispensable », pour reprendre le qualificatif appliqué par Madeleine Albright à l’Amérique. Depuis son arrivée au pouvoir en 1999, Vladimir Poutine a eu pour objectif essentiel de rétablir la Russie dans son rôle de (super)puissance, capable de parler d’égal à égale avec les Etats-Unis. Dans un premier temps, il a réussi à atteindre le stade de « puissance négative » qui se caractérisait surtout par sa capacité de nuisance. La Russie troublait le jeu, empêchait des accords mais ne donnait pas le ton. Ce stade est dépassé.
Vladimir Poutine a parfois donné l’impression de franchir un pas de trop. Ce fut le cas en 2008 avec la guerre en Géorgie – mais il a pu être rapidement rassuré sur le fait que le dépeçage de ce petit pays n’aurait pas de conséquences durables sur ses relations avec les Occidentaux. Ce fut encore le cas en 2014 en Ukraine. Les réactions ont été plus dures à l’annexion de la Crimée et à la « guerre hybride » dans le Donbass. Les Etats-Unis et l’Union européenne ont décidé des sanctions, qui ne sont toujours pas levées. Poutine a été exclu du sommet des grandes puissances industrialisées. En 2014, à la réunion du G20 en Australie, il s’était retrouvé isolé. Un an plus tard, au G20 d’Antalya, Poutine a été courtisé par ses pairs.
La donne a complètement changé. A l’Assemblée générale de l’ONU, en septembre, les Occidentaux avaient jugé outrecuidant un Poutine qui les invitait à rejoindre une coalition contre le terrorisme avec l’Iran et Bachar el-Assad. N’existait-il pas déjà une coalition, réunie par les Etats-Unis, qui bombardait avec plus ou moins de succès l’Etat islamique en Irak et en Syrie depuis un an ?
A peine avait-il quitté New York que le chef du Kremlin ordonnait des frappes aériennes sur les adversaires d’Assad en Syrie, en priorité sur l’opposition intérieure plutôt que sur Daech. On ne pouvait plus faire sans lui. Maintenant Poutine distribue les bons et les mauvais points. Grand seigneur, il ordonne à sa marine de considérer la flottille française qui s’approche de la Méditerranée orientale comme une « alliée ». A la suite des attentats de Paris, François Hollande fait le voyage de Moscou en demandeur d’une coalition unique contre Daech. Il est vrai qu’entretemps la Russie a été aussi touchée par le terrorisme proche-oriental. L’Etat islamique a revendiqué l’attentat contre l’Airbus de la compagnie russe Metrojet qui a fait 224 morts dans le Sinaï.
Le prix à payer pour cette coalition « unique » est déjà évident : la mise en parenthèse du problème Assad que les Russes veulent maintenir au pouvoir aussi longtemps qu’ils n’ont pas la garantie d’un successeur favorable à leurs intérêts et l’inclusion dans la coalition de l’Iran que Paris recommence à courtiser après avoir donné l’impression de miser seulement sur ses rivaux sunnites du Golfe. Poutine poussera-t-il son avantage jusqu’à poser comme condition à une coopération la levée des sanctions qui frappent la Russie suite à l’annexion de la Crimée ?
Une chose est sûre en tous cas que souligne Pierre Hassner dans une référence aux « jeux à motifs mixtes » de l’économiste et théoricien des conflits Thomas Schelling : « Le plus souvent nous avons des intérêts communs, même avec nos adversaires ou nos agresseurs, et certaines divergences d’intérêts, ou du moins de priorités, même avec nos ennemis et nos alliés. » Dans la guerre contre Daech, nous avons en effet des intérêts communs avec des pays ou des groupes qui sont par ailleurs nos adversaires, et des divergences, pour ne pas dire plus, avec des pays et des groupes qui sont nos partenaires du moment.
Cette situation n’est pas exceptionnelle. Mais pendant la guerre froide, comme le remarque encore Pierre Hassner, les grandes puissances avaient entre elles des sujets communs qui les obligeaient à maintenir des canaux de communication, par exemple le contrôle des armements après les crises de Cuba et de Berlin. Or on ne saurait sous-estimer « la nécessité de maintenir le dialogue [avec nos ennemis] et de se mettre d’accord avec eux, tacitement ou, si possible, explicitement sur des règles du jeu ».
Ces règles du jeu sont aussi destinées à contenir les passions car « les rêves de Poutine accroissent la part d’imprévisibilité ». Pierre Hassner cite encore l’ancien secrétaire d’Etat américain Dean Acheson qui, au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, constatait que la Grande-Bretagne avait perdu un empire sans trouver un rôle. A la fin de la guerre froide, la Russie aussi a perdu un empire. Elle a cherché à jouer un rôle comme cogérante de l’ordre international, et en particulier de l’Europe. Elle a reçu comme une humiliation le refus des Occidentaux. Avec Vladimir Poutine elle veut retrouver un rôle sinon en reconstituant un empire, au moins en restaurant son influence sur une partie de son ancien empire. Une sorte d’empire « virtuel » en écho à la « démocratie virtuelle » que le système poutinien a organisé à l’intérieur de la Russie.
Cette « démocratie virtuelle » ou « imitation de la démocratie », pour reprendre l’expression de la politologue russe Lilia Schevtsova, ne correspond pas aux intérêts de la classe moyenne montante en Russie, ouverte sur le monde extérieur, familière des nouvelles technologies et adepte des réseaux sociaux. Pierre Hassner cite son maître Raymond Aron qui écrivait : « ceux qui croient que les peuples suivront leurs intérêts plus que leurs passions n’ont rien compris au XXe siècle. » Et Hassner d’ajouter : ni au XXIe.
Or en ressuscitant les passions nationalistes et religieuses avec la bénédiction de l’Elise orthodoxe, en tentant de se réapproprier l’ensemble de l’histoire russe des tsars à Staline, en appelant à une revanche sur la perte de prestige et de statut du pays, en guerroyant contre des ennemis intérieurs et extérieurs, Vladimir Poutine a soudé – provisoirement ? – autour de lui une grande majorité de Russes qui lui sait gré de restaurer la puissance perdue.
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