Hezbollah: l’Iran jamais bien loin edit
Si le Hezbollah (littéralement Parti de Dieu) n’est pas la source de tous les fléaux frappant le Liban depuis plus de deux ans, il n’en demeure pas moins un acteur indiscutable de la paralysie dans laquelle se trouve plongé le pays.
Ce parti, qui traditionnellement se présentait comme résolument anti-système et révolutionnaire, est devenu au fil du temps une pièce maîtresse de ce même système conduisant le Liban à sa faillite ; à l’aide de sa milice, il a été l’un des premiers à prendre le contre pied de la « révolution citoyenne » qui a éclaté le 17 octobre 2019.
Le « parti de Dieu » est à la tête d’une milice, véritable armée parallèle qui a mis en échec Tsahal lors de la Guerre des 33 Jours l’été 2006[i]. S’il a son propre agenda, il demeure le maillon fort de la stratégie asymétrique de son parrain iranien.
Comment en est-on arrivé à cette situation ? Qu’est-ce qui a permis à ce mouvement d’avoir une telle emprise sur ce pays et de permettre ainsi au « bienfaiteur » iranien d’exercer une pression au Liban et au-delà même des frontières de ce petit pays ?
Le Hezbollah, en plus de s’être emparé de l’initiative d’intervenir militairement hors du territoire national[ii] et ce aux dépends de l’État libanais, a petit à petit imposé le droit d’exercer une pression sans limite sur tous ceux qui osent remettre en question sa puissance de feu autant que sa capacité de nuisance ou l’accusent d’œuvrer au profit de la République islamique d’Iran. Il incarne aujourd’hui l’un des visages de la contre-révolution et s’est rendu de fait complice de la clique « politico-mafieuse » prenant en otage le pays.
Aux origines du Hezbollah, l’ombre de la RII
La guerre civile au Liban a permis au chiisme libanais d’exister politiquement. Le parti trouve ses fondements dans un contexte où émergent plusieurs groupes chiites au Liban : le religieux Moussa al-Sadr fonde en 1974 « le Mouvement des déshérités »[iii] s’appuyant sur l’esprit du chiisme des pauvres et réclamant la justice sociale. L’année suivante ce mouvement trouve son prolongement dans le bras armé appelé Amal[iv], qui connaît un succès assez rapide du fait même de son attachement à l’identité et à la souveraineté libanaises. Le 31 août 1978, Moussa al-Sadr disparaît mystérieusement au cours d’un voyage en Libye ; Hussein Husseini lui succède à la tête d’Amal jusqu’à 1980 (année de sa démission). L’avocat Nabih Berri[v] devient alors le chef du mouvement qu’il « laïcise ». Cette disparition et le contexte régional, bien qu’enflammant les militants, entraînent des divisions profondes au sein du groupe. La révolution iranienne va séduire une partie de la communauté chiite libanaise et l’occupation israélienne accentuera cette attraction.
La mobilisation islamique gagne du terrain à la faveur d’un autre mouvement émergent, cette fois sous la houlette d’Hussein Moussawi ; bien qu’adjoint de Berri, il rompt avec ce dernier et fonde en 1981 une base plus proche de l’Iran, permettant au Hezbollah de prendre pied sous l’autorité du Cheikh Mohammad Hussein Fadlallah.
Même si ce n’est pas officiel, il est de coutume de relier la naissance du Hezbollah à l’année de l’invasion israélienne, à savoir 1982[vi].
Cette milice est constituée au départ d’anciens d’Amal, de membres de la gauche progressiste libanaise et de jeunes séduits par l’ayatollah Khomeyni fondateur de la République islamique d’Iran[vii] et de ses Gardiens de la révolution (les Sepah-e Pâsdârân).
La théorie de la Wilâyat-e-faqih (la Guidance du religieux) portée par Khomeyni, fait alors de nombreux émules. Des clercs demandent le soutien de l’Iran pour conduire la lutte contre l’armée israélienne[viii]. La nouvelle république ne se fait pas prier plus longtemps et envoie sans plus tarder un corps de 1500 Pâsdârân pour mettre sur pied les premiers régiments de la Résistance islamique au Liban.
Dans ce contexte révolutionnaire, défendu avec hargne par le nouveau régime iranien, et de guerre opposant l’Irak à la toute jeune république islamique, le Hezbollah ambitionne de faire du Liban à la fois un tremplin[ix] favorisant la diffusion de l’idéologie révolutionnaire khomeyniste et le terrain idéal de lutte contre Israël.
En novembre 1982, les fameux Pâsdârân prennent pied dans la Bekaa, alors sous le contrôle de la Syrie. Ils disposent aujourd’hui d’un Q.G. libanais à Ras al-Aïn (à Baalbek).
Le Hezbollah incarne le chiisme politique et donne un second souffle à la culture du martyre telle qu’elle est envisagée par le régime iranien ; le Liban deviendra ainsi le théâtre des premières opérations-suicides contre les forces d’occupation. La première attaque de ce type imputée au Hezbollah est perpétrée le 11 novembre 1982 par le jeune Ahmad Kassir, originaire du village de Deir Kanoune al-Naher (près de Tyr) à l’aide d’une voiture piégée, contre le siège du gouverneur militaire israélien à Tyr, tuant 74 soldats israéliens et 14 autres personnes. Ce n’est qu’après la libération de la région de Tyr que l’identité de l’auteur est révélée le 19 mai 1985 et que l’opération est officiellement revendiquée par le Hezbollah. Ce dernier révèle ainsi son existence à travers une lettre ouverte revendiquant la résistance armée contre l’occupant et la volonté de créer un Etat islamique.
Petit à petit, le groupe armé met en place un ensemble de programmes sociaux au profit de la population chiite délaissée par l’Etat très affaibli, à la fois par la guerre civile déchirant le pays depuis 1975 et l’occupation étrangère, sans oublier la tutelle syrienne.
La montée en puissance du « parti de Dieu »
Cette ascension se fait au détriment du Front de résistance national[x], et au prix de rivalités et affrontements avec Amal entre 1988 et 1990. Le « parti de Dieu » éclipse le FRNL pour s’imposer comme seule structure de résistance face au voisin israélien, mobilisant assez largement la communauté chiite, pour une grande part inféodée à la milice.
Après la guerre civile et encore plus après la libération du Sud-Liban en mai 2000, le Hezbollah devient un instrument dédié aux ambitions régionales de l’Iran tout autant qu’un soutien au régime syrien essentiel à sa puissance de feu.
Son implantation au Sud-Liban dans un premier temps, dans la Bekaa, puis dans la banlieue-Sud de Beyrouth se fit progressivement.
La mort de l’ayatollah Khomeyni en 1989[xi] et le règlement de la guerre civile libanaise à travers l’accord de Taëf[xii] poussent le Hezbollah à mettre de côté sa stratégie de départ et à revoir ses ambitions à la baisse en suspendant le projet d’établissement de l’Etat islamique au Liban. La priorité alors est d’assurer sa pérennité après-guerre en devenant un parti fréquentable en obtenant des portefeuilles ministériels dans les gouvernements à venir.
C’est sous l’impulsion d’Abbas Moussaoui, assassiné en 1992, puis d’Hassan Nasrallah que le Hezbollah entame la phase de normalisation et l’acceptation d’un système politique où les pouvoirs sont répartis entre les différentes communautés religieuses du pays. Le Hezbollah continue à s’affirmer, haut et fort, comme « l’unique emblème » de la lutte armée contre le voisin israélien, dépossédant au fil des années l’Etat de tout monopole de la force légitime.
Malgré la disposition de l'Accord de Taëf prévoyant la dissolution et le désarmement de toutes les milices, le Hezbollah n’a jamais déposé les armes.
Il n’a eu de cesse d’étendre son ascendant sur sa communauté à travers les sphères éducative, sociale, religieuse, développant par la suite tout un arsenal médiatique[xiii].
Que ce soit sur le plan social, politique ou sa quasi-armée, le Hezbollah bénéficie d’un soutien financier hors norme.
Outre les financements directs iraniens, avec le temps le mouvement a pu également se financer par le biais de réseaux d’entreprises, notamment dans le secteur du BTP, mais aussi d’organisations caritatives et d’œuvres sociales. Il a su tisser un cercle clientéliste assez vaste au cœur d’une partie de la diaspora chiite libanaise jouant un rôle non négligeable dans son financement, notamment la communauté très présente en Afrique subsaharienne, sans oublier l’Amérique latine. L’autre principale source de financement concerne la production et le trafic de drogue à l’échelle mondiale[xiv].
À cela s’ajoutent les trafics à la frontière syro-libanaise via la Bekaa (drogue, cigarettes…).
Comme on peut s’en douter le Hezbollah est dans la ligne de mire du Département américain du trésor ; ces derniers temps des Libanais, accusés d’aider ou financer le Hezbollah, ont eu leurs avoirs gelés aux Etats-Unis et leur accès au système financier américain fermé. Jusqu’à maintenant cela n’a guère infléchi la stratégie du groupe.
Côté armement, le Hezbollah dispose d’un arsenal aérien composé de missiles longue portée et de drones, qui permettent notamment de fournir des informations de premier ordre.
Le Hezbollah aurait utilisé pour la première fois un drone en novembre 2004 et pénétré dans l’espace aérien israélien[xv]. Aujourd’hui il serait en capacité de concevoir ses propres drones.
La priorité n’est-elle pas de se maintenir au Liban, que ce soit par les aides sociales renforçant l’emprise sur sa communauté ou par les pressions de toutes sortes.
Assurer par-dessous tout sa survie… et à n’importe quel prix
Le délabrement financier du pays permettrait au Hezbollah de réorienter l’économie libanaise vers ses voisins de l’Est, au premier plan l’Iran. Depuis 2020 on trouve dans les supermarchés des produits en provenance d’Iran.
Bien loin de se préoccuper de résoudre la crise, du moins d’en limiter les effets, la classe politique, le Hezbollah y compris, se met en ordre de bataille pour se maintenir quel que soit le prix à payer pour la population.
Ces derniers temps, le parti donne, à bien des égards, le sentiment d’être repoussé dans ses retranchements : la démonstration de force devant le palais de Justice en octobre 2021, les entraves à l’enquête du juge Tarak Bitar sur la double explosion au port de Beyrouth en août 2020, la déclaration où Hassan Nasrallah affirme être à la tête de 100 000 combattants, sont autant de signes témoignant d’une certaine inquiétude dans les rangs du groupe.
L’une de ses préoccupations est l’éventuelle perte de contrôle sur sa communauté chiite, ce qu’avait déjà révélé le soulèvement d’octobre 2019. Cette « révolution citoyenne », porteuse alors d’espoir, a libéré la parole d’une faction de la base chiite du Hezbollah, osant exprimer pour la première fois son mécontentement et critiquer ouvertement le parti, ce qui paraissait jusqu’alors improbable.
Ce dernier n’hésite pas, via ses différentes déclarations et prises de position depuis octobre 2019, à raviver de bien sinistres souvenirs. En remontant quelques années en arrière, il est facile de dresser la liste des différentes manœuvres opérées par le Hezbollah afin de renforcer son influence : avec le départ de l’allié syrien en avril 2005, sous la pression internationale après l’assassinat de Rafi Hariri, il devenait vital pour le Hezbollah de tout mettre en œuvre pour pérenniser ses intérêts sécuritaires, politiques et militaires. Lors des législatives de l’été 2005, la formation a pu placer deux ministres. Au printemps 2008, le Hezbollah n’hésite pas à mener un coup de force militaire sur l’Ouest de Beyrouth, causant la mort de 65 personnes et en blessant plus de 200 autres ; il s’agissait avant tout de contraindre ses adversaires politiques à lui accorder un droit de veto au sein de l’exécutif lui permettant de bloquer tout décision perçue comme une menace pour ses intérêts. Les accords de Doha, le 21 mai 2008, entre le mouvement du 8 Mars et celui du 14 Mars lui octroient ce droit de veto… Tous ces événements bien ancrés dans les mémoires des Libanais, resurgissent à chacune des déclarations plus ou moins bellicistes d’Hassan Nasrallah.
Le Hezbollah est redevenu une ligne de fracture et de division au Liban. Une percée de l’opposition issue du mouvement d’octobre 2019, lors des législatives prévues en mai prochain, mettrait à mal le parti qui tente par tous les moyens de renforcer les clivages et le communautarisme, répétant à qui veut l’entendre la menace d’une guerre civile.
La peur de voir la colère gagner ses rangs, comme c’est le cas en Irak et en Iran où les révoltes ont été réprimées en 2019, est bien réelle. Tout dernièrement les formations pro-iraniennes ont essuyé un revers lors des législatives irakiennes en octobre 2021. Cette période de grandes turbulences que travers l’axe iranien suscite quelques craintes au sein du Hezbollah. Cette inquiétude se traduit par un renforcement de sa politique d’aides sociales particulièrement active auprès de sa base : distribution de fuel, accès facilité au micro-crédit via l’entreprise Al-Qard al-Hassan ; les adhérents se voient attribuer une carte permettant d’acheter chaque mois les produits de première nécessité dans des supermarchés situés au sud Liban, dans la Bekaa et dans la banlieue Sud de Beyrouth… une véritable aubaine dans le contexte de crises socio-économique et financière sans précédent.
À travers sa rhétorique outrancière et démagogue, le but est de réveiller les tensions identitaires. Perçu par une partie de la population comme étant à l’origine du naufrage qui frappe le pays, et accusé d’avoir une responsabilité dans la tragédie de l’explosion du port de Beyrouth le 4 août 2020, sa réponse est le recours à l’intimidation. À ce titre une étape a été passée quand il s’est agi d’éliminer les opposants parmi lesquels Lokman Slim[xvi].
Le pouvoir arbitraire du « parti de Dieu » et son emprise sur les institutions étatiques sont aujourd’hui incontestables.
Une autre ligne a déjà été franchie en venant à la rescousse du régime syrien, soutien rendu officiel en mai 2013 lors de la bataille de Qussayr. Avec cette intervention l’image de résistant contre les forces d’oppression s’est trouvée largement entachée.
Il n’est plus une simple milice depuis bien longtemps et reste plus que jamais une carte maîtresse de Téhéran dans les rapports de forces qui opposent la RII à ses rivaux ainsi que dans les négociations autour de la question nucléaire.
Au sujet de la frontière maritime avec Israël, bien que le mouvement chiite ait affirmé au départ sa volonté de laisser l’Etat mener les négociations, Mohammad Raad (chef du groupe parlementaire du parti) à travers sa déclaration du 28 février dernier, a laissé entendre que celles-ci ne se poursuivraient pas sans l’approbation du Hezbollah.
Plus récemment, la milice s’est élevée contre la condamnation du gouvernement libanais de l’invasion russe de l’Ukraine… preuve supplémentaire, à ceux qui en douteraient encore, de son ingérence dans les affaires du pays. Cela ne doit pas faire oublier que les otages de cette situation, qui semble inextricable, sont les Libanais eux-mêmes.
Il serait temps d’arrêter de parler de résilience au sujet du Liban. Où est la résilience quand un pays s’enfonce, sans cesse, de plus en plus dans un puits sans fond ? N’a-t-on rien vu venir ?
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[i] Le 12 juillet 2006, deux militaires israéliens étaient enlevés par la milice du Hezbollah dans la zone frontalière séparant le Liban d’Israël. Israël riposta dans les deux heures qui suivirent en lançant sur le Liban une guerre préparée de longue date. Cette guerre fut un échec patent de l’armée israélienne.
[ii] Et dans bien des cas aux dépends de l’Etat libanais comme lors de l’enlèvement des soldats israéliens en 2006, l’intervention aux côtés du régime syrien dès 2012…
[iii] Harakat al-Mahrûnîm
[iv] Amal est l’acronyme d’Afwâj al-Muqâwama al-Lubnâniya, « les bataillons de la résistance libanaise » qui signifie Espoir
[v] Nabih Berry est chef du Parlement depuis 1992
[vi] L’invasion du Liban par Tsahal, connue sous le nom d’opération Paix en Galilée commença le 6 juin 1982.
[vii] L’ayatollah Khomeiny, en exil depuis 1964 d’abord en Turquie, puis en Irak et enfin 4 mois en France, est revenu en février 1979 pour s’emparer du pouvoir
[viii] La lutte armée contre l’occupant israélien n’a pas attendu le Hezbollah pour se mettre en place. Un Front de résistance a déjà été créé.
[ix] du fait même de sa communauté chiite
[x] FRNL = (Jabhat al-Muqawama al-Wataniyya al-Lubnaniyya) Front de résistance nationale libanaise composé des partis séculiers, à savoir le PSNS, le PCL, le parti Baas, est né en septembre 1982
[xi] Il décède le 3 juin 1989
[xii] Le 22 octobre 1989, 58 députés libanais signaient à Taëf, en Arabie saoudite, après trois semaines de négociations, un "document d'entente nationale" mettant un terme à quinze années de guerre civile. L’accord est ratifié par l'Assemblée nationale libanaise le 5 novembre 1989.
[xiii] L’hebdomadaire Al-‘ahd (lancé dès le mois de juin 1984), la radio Al-Nour (lancée le 9 mai 1988), la chaîne de télévision Al-Manar (née le 3 juin 1991). Le quotidien libanais Al-Akhbar (créé en 2006) est proche du parti chiite
[xiv] Entre autres le Brésil, l’Argentine et le Paraguay
[xv] Exposé au musée de la Résistance de Mlita au Sud Liban, musée à la gloire du Hezbollah
[xvi] Il a été assassiné dans la nuit du 3 au 4 février 2021, abattu de plusieurs balles dans la tête. Il était l’un des plus farouches opposants au Hezbollah. A ce jour personne n’a été interpelé au motif de manque de preuves.