La diplomatie des droits de l’Homme: improbable, fragile et indispensable edit
L’expression de « diplomatie des droits de l’Homme » ressemble à un oxymore. Sitôt qu’on l’examine de plus près, on voit qu’elle regorge de contradictions. La politique étrangère est d’abord un dialogue des États ; la déclaration universelle des droits de l’Homme vise à protéger la personne humaine contre les États. La diplomatie réclame la discrétion, voire le secret. Les droits de l’Homme ne vivent que pour faire toute la lumière sur les agissements des États ; l’ombre leur est aussi fatale que la clarté parfaite l’est à la diplomatie.
La diplomatie est particulière et changeante, par nature et par nécessité : elle doit s’ajuster à un contexte international évoluant rapidement. Les droits de l’Homme sont universels et intemporels. La diplomatie négocie, passe d’inévitables compromis. Les droits de l’Homme sont faits de principes juridiques fondés sur un idéal moral intangible. La diplomatie s’adapte aux rapports de force ; la déclaration des droits de l’Homme vise d’abord à protéger les faibles et les opprimés.
En somme, la défense des droits de l’Homme repose sur l’éthique de la conviction, la politique étrangère sur l’éthique de la responsabilité.
Cette alliance entre deux notions aussi opposées paraît donc étrange, voire contre-nature. On peut craindre que les droits de l’homme y perdent leur pureté, et qu’en se soumettant à des buts qui leur sont étrangers, ils soient vassalisés et instrumentalisés. Ou, à l’inverse, que la politique étrangère se raidisse dangereusement afin de se conformer à des principes trop sévères pour elle.
Du danger des «croisades»
Nulle politique étrangère ne peut être guidée par le seul souci des droits de l’Homme. Les « croisades » diplomatiques sont périlleuses : les États qui les mènent sont enclins à la diabolisation de leurs adversaires, au dogmatisme, au manichéisme. Ces biais les aveuglent et les rendent injustes, et cette partialité concoure à discréditer l’idéal qu’ils disent défendre.
L’idéal des droits de l’Homme n’est pas sans danger pour la paix elle-même. Car il place la justice au-dessus de la paix, et nous incline donc à défendre la justice aux dépens de la paix. Charles Péguy le pressentait déjà. Il écrivait, à propos de la déclaration (française) des droits de l’Homme : « Il y a dans la déclaration des droits de l’Homme de quoi faire la guerre à tout le monde pendant la durée de tout le monde[1]. »
L’abstraction même des droits de l’homme se prête à l’intolérance et décourage le débat : ces droits sont si fondamentaux qu’ils glissent vers la morale, et inclinent ceux qui s’en réclament au manichéisme. Toute concession ressemble à une défaite ; tout compromis à une lâcheté. Plus de demi-mesure possible.
La promotion des droits de l’Homme et plus largement des idéaux démocratiques peut aussi nous discréditer lorsqu’elle se mêle avec d’autres pratiques ou d’autres intérêts, ce qui est inévitable. Tzvetan Todorov s’élevait ainsi contre le « messianisme » diplomatique, non seulement parce qu’il est souvent hypocrite, déguisant en pur idéal de bien profanes convoitises, mais aussi parce qu’il use parfois d’une violence en parfaite contradiction avec ses desseins officiels. « La violence de moyens annule la noblesse des fins », écrivait-il[2]: comment justifier de tuer au nom de la dignité humaine ?
Le triste exemple de la seconde guerre d’Irak illustrait parfaitement les risques de la confusion des genres.
Quand même un idéalisme sincère inspire une politique étrangère, son prosélytisme peut être contre-productif. Les politiques universalistes suscitent souvent, en réaction, une résurgence des nationalismes identitaires. Les peuples veulent d’abord être maîtres chez eux et tout discours moralisateur, surtout quand il vient d’Occident, est d’abord perçu comme une marque d’orgueil, voire une tentative de domination et d’asservissement.
Il y a bien souvent un abîme entre l’intention de promouvoir les droits de l’Homme et sa réalisation. La guerre d’Afghanistan, était sans doute, vue de Washington, de Londres ou de Paris, un noble projet de lutte contre le terrorisme, d’établissement d’une démocratie, de défense de l’égalité des droits entre les femmes et les hommes. Mais, sur le terrain, les Afghans voyaient peut-être davantage les bombardements, les centres de rétention et de torture, l’appui à des dirigeants corrompus. Et ce fossé concourt à discréditer ces belles intentions et à ruiner leur mise en œuvre.
Certains l’ont compris. La Chine affecte d’avoir une diplomatie humble, égalitaire, ne donnant de leçon à aucun gouvernement, se gardant de mettre en cause la souveraineté de ses partenaires.
Des valeurs en action
Mais les impasses et dévoiements d’une diplomatie qui se draperait exclusivement dans les droits de l’homme ne font pas disparaître la question des valeurs qui animent et justifient une politique étrangère. Toute la difficulté est en fait de les connecter à l’action.
Pôle opposé du « wilsonisme botté » de l’Amérique du début des années 2000, la tentation de l’inaction vertueuse n’épargne pas certains États démocratiques. Le pacifisme risque fort alors d’être le paravent de la lâcheté, du refus d’envisager une réalité déplaisante, de se préparer à une guerre qu’on sait possible, voire inévitable.
Un tel pacifisme de principe est malvenu, voire pernicieux, lorsqu’il se substitue à une diplomatie active et courageuse. On ne prévient la guerre qu’en s’y préparant ; un pacifisme revendiqué ne facilite pas la paix ; il signale notre faiblesse et favorise ainsi la guerre. Les démocraties avouent ainsi le peu de foi qu’elles placent en leurs propres valeurs. Par défaitisme, on précipite l’issue qu’on voulait éviter à tout prix.
Henry Kissinger, un réaliste revendiqué qui pensait que « les prophètes ont causé plus de souffrances que les hommes d’État[3] » et n’hésitait pas à souligner que les meilleures intentions diplomatiques pouvaient conduire aux pires désastres, récusait l’opposition entre politique de puissance et politique guidée par les valeurs. Il rappelait que les démocraties doivent tenir compte des rapports de force, tout comme les pires dictatures ne peuvent ignorer les valeurs et convictions morales des peuples.
Toute la question, pour les démocraties, est le juste réglage entre les valeurs et la puissance. Une démocratie authentique, qui place les devoirs envers l’humanité au-dessus de la loi du plus fort, n’est pas condamnée à l’indifférence à l’égard des droits de l’Homme ou à l’hypocrisie dans les relations internationales.
Si la logique des intérêts l’amène à ménager ses relations avec des pays dont elle ne peut approuver les régimes, elle n’est pas obligée pour autant de jouer leur jeu. À défaut de fustiger un autocrate, elle peut se refuser à fortifier sa domination, et le langage de la puissance a précisément cette vertu : il permet de ne pas céder à des chantages, de ne pas cautionner des crimes, de se refuser à accueillir un dictateur avec tous les honneurs.
Jean-Francois Revel se plaignait que les démocraties occidentales aient non seulement toléré les dictatures de gauche comme de droite, mais les aient souvent soutenues et encouragées par leur aide financière et leur discours. Car il ne s’agissait plus alors de « realpolitik », mais d’une indulgence à la fois immorale et contraire à nos intérêts.
Assumer la logique du réalisme est une chose, s’incliner devant la force en est une autre ; le simple respect de cette différence est déjà une marque de fermeté, parfois de courage. Il ouvre un espace pour une diplomatie des valeurs, et un espace qui n’est pas seulement symbolique : c’est un appui précieux pour ceux qui combattent pour la liberté dans ces pays, et qui sauvent bien des vies.
Les dictatures naissent et se perpétuent par la crainte qu’elles inspirent, et qu’elles répandent avant de prétendre la conjurer, à leurs propres citoyens comme à ceux des autres États, et par le sentiment de fatalité, l’accoutumance à la « banalité » du mal, que cette crainte instille en nous. Le seul fait d’ouvrir les yeux et de montrer qu’elle ne nous intimide point affaiblit ces régimes. Des paroles justes, prononcées sans emphase, mais fermement et avec constance, dans le seul souci de rétablir la vérité, ont de grandes conséquences. Il suffit, pour s’en convaincre, de voir combien les despotismes n’ont de cesse de faire taire leurs plus humbles opposants chez eux comme à l’étranger.
Une guerre des récits
In fine, la question même de l’utilité d’une diplomatie des droits de l’Homme n’est-elle pas mal posée ? Pouvons-nous véritablement nous passer d’elle, nous occuper de nos propres droits sans les promouvoir, ni les défendre, ni même les expliquer hors de nos frontières ?
C’est douteux : il y a bien une « guerre » des droits de l’Homme, à laquelle, que nous le voulions ou non, nous nous devons de répondre pour la seule défense de nos démocraties. Les dictatures et les groupes terroristes ne luttent pas seulement par les armes ; ils s’attaquent à nos valeurs pour nous affaiblir et justifier leurs crimes.
Ainsi, à défaut de nous engager dans une croisade hasardeuse pour les droits de l’Homme, nous sommes forcés de répondre à ceux qui travaillent à nous discréditer. C’est pourquoi le devoir de vérité et de clarté importe tant.
Si les démocraties ont aujourd’hui de bonnes raisons de faire preuve d’humilité et d’écouter - plutôt que de sermonner - un Sud de plus en plus puissant et désireux d’être maître de son destin, voire de prendre sa revanche sur le Nord, elles ont aussi à s’expliquer de leurs choix et à en faire valoir la légitimité.
La pédagogie des droits de l’homme est, plus que jamais, indispensable : il suffit de voir l’incompréhension qui entoure la seule notion de laïcité – dont la traduction anglaise secularism est si malvenue – pour mesurer l’ampleur de la tâche : des lois protectrices de la liberté religieuse passent pour hostiles aux religions.
Comment une démocratie, fondée sur le libre examen et la tolérance, peut-elle se défendre contre des esprits intolérants qui jurent sa perte ? Si elle leur laisse le champ libre, elle répand le poison qui peut la tuer ; si elle les combat et tente de les proscrire, elle renonce à cette tolérance qui en est l’âme. Elle semble acculée à ce cruel dilemme, que Klaus Mann, face à la montée du nazisme, avait déjà mis en lumière : consentir à son suicide ou se renier pour survivre[4].
La promotion des droits de l’Homme est de plus en plus ardue. Les relations internationales se sont durcies ; les droits de l’Homme régressent dans une partie du monde, et ils sont attaqués dans la plupart des démocraties.
Cette régression rend plus impérieuse encore une diplomatie des droits de l’Homme : nos démocraties sont forcées de redoubler de vigilance, à l’intérieur comme à l’extérieur de leurs frontières ; elles doivent discerner avec lucidité leurs ennemis, appeler les choses par leur nom, démonter les propagandes de leurs adversaires. On ne parle plus ici d’un bénin soft power, mais d’une guerre des récits, reconnaissant qu’une guerre hybride, de « faible intensité » mais non sans enjeux, a été engagée contre nous. Une nation ne peut se défendre et survivre, dans les plus rudes épreuves, parfois dans le sang et les larmes, que si elle se persuade qu’elle combat non seulement pour elle-même, mais encore pour des principes justes et qui la dépassent.
Une autre forme de puissance
Cette guerre des « récits » peut-elle être autre chose qu’un macabre dialogue de sourds ? Le Conseil des droits de l’Homme à l’ONU en offre parfois une triste illustration. Des dictatures sanglantes, étranglant leurs opposants et proscrivant toute liberté religieuse, sermonnent l’Occident sur ses lois « discriminatoires », ses pratiques « oppressives », son « racisme structurel » ou son « islamophobie »... Étrange confessionnal où les péchés véniels des uns sont traités avec la même componction que les péchés mortels des autres ! Cependant, la simple existence de ce dialogue, l’obligation pour ces régimes de venir se justifier, la crainte qu’ils ont de devoir dévoiler certaines de leurs actions devant une opinion moins complaisante, moins muselée que leur opinion intérieure, tout cela n’est pas inutile, ni stérile.
Ce dialogue, s’il est adroitement conduit, aide aussi à dissocier les régimes apparemment unis dans l’hostilité à un « Occident » lui-même fantasmé. En distinguant divers droits de l’Homme, en hiérarchisant les violations encourues, ces différences paraissent et préviennent le manichéisme de l’affrontement entre deux blocs.
Au fond, ce qui distingue la diplomatie des droits de l’Homme, et ce qui fait qu’elle est à la fois si nécessaire et si difficile à comprendre, à mettre en œuvre et à justifier, c’est qu’elle ne relève pas, comme toute diplomatie « normale », de l’ordre de la puissance.
Elle est née d’une protestation contre la loi du plus fort ; elle tente de protéger la personne humaine contre la machinerie du pouvoir, l’individu contre la masse brutale et aveugle. On pourrait en déduire qu’elle est condamnée à n’être que faiblesse ou hypocrisie.
Ce serait une erreur. Elle témoigne plutôt d’une autre forme de puissance, souterraine, obscure, qui n’est ni celle de l’argent, ni celle du canon, et d’une autre forme de lucidité, qui n’est pas celle du calcul, de la raison tacticienne, mais celle de la conscience. Or cette conscience, toute vacillante qu’elle soit, est ce qui unit nos sociétés ; et elle voit peut-être ce que la politique ordinaire de la puissance, happée par les besoins immédiats, les intérêts, les compromis ignore ou dédaigne.
En 1989, le grand sinologue Simon Leys fut outré par la complaisance supposée d’Alain Peyrefitte aux bourreaux de Tiananmen et le fit savoir avec véhémence et éclat. L’ancien ministre lui répondit avec la même verve brillante et acrimonieuse. Dialogue impossible entre une « belle âme » et un représentant de la « raison d’État » ? Ce serait travestir et rapetisser la vérité. Le grand sinologue avait parfaitement conscience que la France ne pouvait « boycotter le quart de l’humanité » en signe de réprobation – ce qui fut l’une des réponses de l’ancien ministre[5]. Mais il ne pouvait souffrir qu’une personnalité politique française aussi éminente offrît un semblant, même minime, de légitimation à ces horreurs en permettant à Li Peng, le « boucher de Tiananmen », de s’exprimer dans les colonnes du Figaro.
Il me semble qu’il y avait, dans la position de Simon Leys, le sentiment qu’il s’agissait non seulement d’une faute morale, mais encore d’une erreur diplomatique ; que notre faiblesse face à la répression chinoise augurait mal de l’avenir de nos relations avec ce grand pays vivant encore sous l’emprise du funeste héritage maoïste ; que ce premier renoncement ouvrait la voie à d’autres renoncements ; et qu’en croyant préserver nos intérêts à court terme, nous risquions de les compromettre à plus long terme et de nous en repentir amèrement. L’avenir dira peut-être qui, des deux, avait vu juste.
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[1] Charles Péguy, « L’Argent Suite », Cahiers de la Quinzaine, 9-11, 1913.
[2] Tzvetan Todorov, « La morale dans les relations internationales », Revue internationale et stratégique, 2010/4, n° 80.
[3] Interview, Der Spiegel, juillet 2009.
[4] Klaus Mann, Contre la barbarie, recueil de textes politiques, 1925-1948, Phebus, 2009, édition poche Libretto, 2024. Voir, sur Telos, la recension de ce volume par Olivier Galland.
[5] Cf « Tiananmen », Commentaire, 1991/1, n° 53, pp.180-182.