Trois mythes sur les économistes allemands edit
L’an dernier, j’ai été interrogé par The Economist pour un article sur l’état de la science économique en Allemagne, qui a finalement été publié le 9 mai 2015 sous le titre « Of Rules and Order ». Je n’ai pas été très satisfait du résultat, qui peignait un tableau assez sombre de la façon dont l’économiste représentatif – moi-même, en l’occurrence – peut voir le monde. Étant donné que cet hebdomadaire est un modèle de bon journalisme économique et que, la plupart du temps, il fait très bien son travail, j’en déduis qu’il n’est pas inutile de préciser certains points. D’où le texte qui suit, largement basé sur ma «Lettre d’Allemagne» publiée à l’été 2015 dans la newsletter de la Royal Economic Society.
Le monde anglo-américain n’a pas attendu 2008 pour chercher noise à l’Allemagne, mais depuis le début de la crise grecque l’incompréhension fait rage. Les attaques de Paul Krugman dans le NYT et de Martin Wolf dans le FT ont reçu le soutien de Wolfgang Munchau, qui a dénoncé une vision farfelue de l’économie (« The wacky economics of Germany’s parallel universe », 16 novembre 2014) et, tout récemment, notre collègue Simon Wren-Lewis a encore posté de nouveau sur son blog Mainly Macro des articles peu amènes sur les visions dérangées du monde teutonique. C’est un euphémisme de dire que l’économie pratiquée en Allemagne a mauvaise presse en ce moment.
Pour ceux qui n’ont pas lu l’article de The Economist, il explique que les économistes allemands vivent tout simplement dans un univers différent, rabâchent des problèmes inexistants, approuvant l’austérité quand elle est le moins nécessaire, comprenant et prescrivant tout de travers. En particulier, l’article suggère que le Sachverständigenrat (le Conseil allemand des experts économiques) s’est montré particulièrement régressif dans ses récentes déclarations, notamment son rapport annuel.
Comme je connais les membres de ce Conseil, je peux attester qu’ils sont académiquement très orthodoxes. Ils publient dans des revues académiques sérieuses, appartiennent à des associations savantes internationales respectables, et cuisinent avec les mêmes ustensiles que les autres économistes. Les membres du Conseil sont censés fournir au gouvernement des avis indépendants et parfois impertinents sous la forme d’un rapport annuel. Ils ne sont pas là pour défendre la politique gouvernementale. Mais ils sont censés donner leurs conseils en ayant à cœur les intérêts du pays. Il est d’ailleurs de tradition de choisir certains membres parmi les représentants des principaux intérêts organisés de la République fédérale. Il ne serait guère raisonnable de s’attendre à ce que ceux choisis sur le «ticket syndical», comme mon collègue Peter Bofinger, souscrivent à une baisse des impôts sur les sociétés, tout comme il serait difficile d’imaginer le représentant de l’industrie, Volker Wieland, soutenant l’augmentation du salaire minimum.
Mais cela ne dit rien sur l’état de la science et de la recherche économique en Allemagne. Il n’est pas inutile de préciser ce point, avant d’aller plus loin. Si Lionel Robbins a exhorté les économistes à s’abstenir de jugements normatifs et à s’en tenir à une économie positive, mes collègues du Sachverständigenrat ont parfois des difficultés à suivre ce conseil. Et pour cause : ils sont précisément censés délivrer des jugements normatifs et c’est ce qu’ils font, avec l’objectif implicite de promouvoir les intérêts économiques du pays. Mais a contrario il serait insensé d’impliquer le système de croyance des économistes quand on n’aime pas les politiques suivies par leur gouvernement – politiques qui peuvent même être, à l’occasion, de véritables gifles aux économistes mainstream.
Dans ce qui suit, je voudrais aborder trois mythes circulant dans les médias et la blogosphère sur la façon dont raisonnent les économistes allemands, parce que la contribution de ces économistes aux politiques nationales me semble grandement exagéré. Une étude récente de la Süddeutsche Zeitung sur les économistes de langue allemande a confirmé que leurs croyances sur des questions telles que la politique budgétaire, les salaires minimum et d’autres domaines politiques controversés n’ont rien de spécifique.
Mythe n°1 : les économistes allemands rejettent fondamentalement les idées keynésiennes
Cela n’a pas de sens. L’importance de la demande globale dans la détermination à court terme de la production et de l’emploi est une idée standard, non seulement dans les cours que je donne à Berlin, mais chez tous ceux de mes collègues qui enseignent la macroéconomie (parmi lesquels Peter Bofinger, parfois surnommé le «dernier des Mohicans» de la pensée keynésienne). Les gens oublient que non seulement l’Allemagne a été pionnière dans la mise en œuvre des idées keynésiennes avant la guerre, mais que Keynes lui-même l’a reconnu, un peu ignominieusement, dans la préface de la première édition allemande de la Théorie générale. Lors de la reconstruction d’après-guerre, le concept central de Karl Schiller était la Globalsteuerung (gestion de la demande globale). En fait, les dispositions de la Stabilitätsgesetz de 1967 (la loi sur la stabilité, qui a permis de mieux réguler la gestion de la demande) posent explicitement qu’il est impossible de traiter à la fois la croissance économique, l’inflation, le chômage et le solde du compte courant ; elles prévoient même une politique de relance incluant des projets préparés d’avance et qui pourraient être mis en œuvre en période de récession ou de crise. Plus récemment, l’Allemagne a réagi aussi vigoureusement à la Grande Récession que ses partenaires de l’UE. Un membre actuel du Conseil a largement contribué à une littérature basée sur la prémisse – peu orthodoxe – que la politique monétaire a des effets réels persistants à court et à moyen terme.
Alors, pourquoi cette résistance opiniâtre à la Globalsteuerung chez les décideurs allemands? Mon explication – qui vaut ce qu’elle vaut, je laisse au lecteur le soin d’en juger – est tout simplement l’intérêt national.
Notons tout d’abord que le monde anglo-saxon a une vision exagérée du rôle de l’Allemagne dans l’économie mondiale (en fait, sa part du PIB mondial est de 5%) et même au sein de l’UE (22%). Une surenchère keynésienne en Allemagne réduirait sûrement son excédent de compte courant, mais n’ajouterait pas grand-chose à la demande mondiale ou même à celle de l’UE.
Deuxièmement, l’Allemagne est une économie ouverte, la somme des exportations et des importations représentant près de 90% du PIB, contre 55 à 65% dans les autres grands pays membres de l’UE (Italie, Espagne, France et Royaume-Uni). Ceux qui n’ont pas oublié le multiplicateur keynésien savent qu’il se déplace en raison inverse de la propension marginale à importer. Même un keynésien «canal historique» (ou «hydraulique») aurait à remettre en question les avantages d’une telle politique pour l’Allemagne. Il est illusoire d’attendre de pays souverains qu’ils s’engagent dans une politique de la demande globale aux bénéfice des autres, si leurs citoyens ne sont pas convaincus que c’est leur intérêt.
Enfin, la plupart des macroéconomistes modernes ont une vision plus nuancée du multiplicateur et de la gestion de la demande. Ils rejettent la vision keynésienne « hydraulique » où les prix sont constants et les consommateurs dépensent mécaniquement une fraction constante de leur revenu. Dans une perspective plus moderne, seuls les ménages dont le revenu est contraint comptent vraiment pour le multiplicateur. Il serait tout simplement ridicule d’affirmer que 100%, voire la moitié, des ménages allemands, consomment de la main à la bouche à partir de leur revenu disponible. Même si un consensus remarquable s’est dégagé sur le fait que la politique budgétaire avec des taux proches de zéro (zero lower bound) est efficace, cela s’applique aux économies fermées et seulement tant que la bonne foi et le crédit des pays emprunteurs ne sont pas mis en cause. Par ailleurs, en Allemagne, une discussion animée a lieu chez les économistes « mainstream », à l’initiative de Carl Christian von Weizsäcker et Marcel Fratzscher, sur l’opportunité de profiter des faibles taux d’intérêt pour investir dans les infrastructures, ce qui aurait des gains à court et à long terme. On n’est pas là dans un anti-keynésianisme dogmatique.
Mythe n°2 : les économistes allemands sont pétris d’ordolibéralisme et ne jurent que par les politiques de l’offre
Beaucoup des articles les plus désobligeants que j’ai mentionnés dans l’introduction critiquent «l’ordolibéralisme», qui est défini dans Wikipedia (vraisemblablement par ceux qui savent ce que c’est) comme un régime de marché libre avec des règles relativement stables destinées à contrôler les excès du capitalisme effréné. Il est allégué que cette doctrine a fleuri après le rejet du socialisme d’État pratiqué sous le régime nazi, et qu’elle donne corps aux idées de Hayek, en particulier une forte préférence pour les résultats décentralisés produits par le marché, par rapport à la planification étatique, ainsi qu’une valorisation de l’état de droit. Poursuivre ceux qui violent les lois anti-trust et soutenir un cadre de relations contractuelles stables (en particulier dans le domaine des prêts) sont les éléments favoris de l’Ordnungspolitik. Bien que cela semble tout à fait inoffensif, cette vision ne représente pas la science économique fondée sur les méthodes traditionnelles de notre domaine, et ne l’a jamais représentée. Bien qu’elle puisse être interprétée comme une analyse normative des régimes de réglementation, l’Ordnungspolitik ne découle pas de l’analyse rigoureuse à laquelle nous sommes habitués, mais suit plutôt un rejet typiquement autrichien (comme Hayek lui-même) de l’analyse formelle de ces questions. En tout état de cause, l’ordolibéralisme est simplement une forte préférence politique, peut-être élevée au rang de religion. Je n’ai jamais vu une analyse sérieuse des effets économiques d’un régime ordolibéral. Mais je lis peut-être les mauvaises revues.
En ce qui concerne l’offre, c’est une autre histoire. Il existe des analyses rigoureuses – certaines en provenance d’Allemagne – sur la manière dont les changements dans les réglementations du marché du travail, dans les institutions de l’État-providence, la fiscalité et l’efficacité de la recherche d’emploi peuvent affecter le potentiel productif à long terme des économies. Le succès des réformes du marché du travail de Hartz, il y a dix ans, prouve que les politiques de l’offre peuvent fonctionner ; ce n’est pas un hasard si, depuis 2003, l’emploi, stagnant depuis des dizaines d’années, a augmenté de 13%. Dans la décennie qui a suivi l’unification, l’Allemagne a beaucoup perdu en compétitivité pour devenir l’homme malade de l’Europe. L’inflation qui a suivi l’unification avait augmenté les salaires nominaux tandis que l’intégration européenne exerçait une pression à la baisse sur les prix. Financer l’unification sans augmentation explicite des impôts signifie passer par la porte de derrière, celle des cotisations sociales, ce qui a déformé gravement les marchés du travail. Les réformes de 2003-05 ont abordé ces problèmes au détriment des carrières politiques de ceux qui les ont mises en œuvre. Mais une décennie plus tard, l’Allemagne peut célébrer ses succès sur le marché du travail.
Il n’est pas surprenant que les Allemands, qui peuvent être un peu plus patients que les Européens moyens, ont moins de patience pour des visions du monde à court terme et tendent à penser en termes de courtes périodes keynésiennes, qui à un certain niveau doivent être cohérentes avec ce que le politique veut faire à long terme. Cela peut être difficile à accepter, mais ce n’est pas de l’économie vaudou. Et cela permet assez bien d’expliquer pourquoi l’Allemagne a tant mis l’accent sur les réformes dans la crise grecque.
Mythe n°3 : les économistes allemands sont obsédés par l’aléa moral et l’austérité
Les attitudes envers l’aléa moral et l’austérité dépendent beaucoup du point de vue d’où on les considère. Il n’est guère surprenant que l’Allemagne s’intéresse à des solutions durables aux problèmes du Sud de l’Europe (et, espérons-le, aux pratiques de crédit dans le Nord qui les ont suscités), plutôt que d’adopter un comportement attentiste en espérant un free lunch structurel. En principe, les gouvernements devraient pratiquer l’austérité dans les bons moments, pas les mauvais. Après que les Allemands eurent échoué (avec la France) à s’imposer à eux-mêmes les règles de stabilité et les sanctions en 2003 – et après avoir insisté tout au long des négociations du Traité de Maastricht sur la rigueur des critères d’adhésion à l’union monétaire ainsi que sur le pacte de stabilité et de croissance – ils sont aujourd’hui contraints d’insister sur l’austérité. Sinon, ils risquent de perdre toute crédibilité sur la discipline budgétaire au sein de l’union monétaire.
Dans la mesure où l’élaboration des politiques est le produit des interactions entre politiciens et décideurs politiques, une analyse positive de la politique économique génère des rendements élevés. Les économistes ici adoptent certainement une conception beaucoup plus cynique de la politique et de l’économie politique. Lorsque je suis arrivé à Berlin au début des années 90, les discussions autour du projet d’Union monétaire étaient empreintes d’un fort scepticisme. Le soupçon était que les politiciens font ce qu’ils veulent et qu’ils répondent à des incitations politiques de court terme, au lieu de suivre les politiques suggérées par nos modèles. Vu ce qui se passe aujourd’hui, il faut reconnaître que ces sceptiques n’avaient pas tout à fait tort.
Les Allemands comprennent intimement les pièges et l’économie politique de l’aléa moral, et il n’est guère surprenant que leurs économistes aient des vues similaires. Les Länder allemands sont conjointement et solidairement responsables de leurs dettes respectives ; sans surprise, suite à un déclin structurel les États les plus petits ont laissé exploser leurs dettes depuis les années 1980, malgré leurs promesses d’équilibrer les budgets. La dette brésilienne est passée d’environ 5000 euros par habitant en 1980 à 30 000 euros en 2015, soit une progression de 500%. En Sarre, elle est passée de 1600 euros par habitant à près de 14 000 euros, soit 775% (pour le pays, la dette par habitant n’a augmenté « que » de 200% sur la même période). Alors qu’il semble plausible et peut-être inévitable de renflouer Brême, la Sarre ou Berlin, faire la même chose pour dix millions de Grecs est une autre affaire. On comprend dans ces conditions que l’insistance sur l’aléa moral devienne un impératif catégorique. Curieusement, les États-Unis ont compris ce principe depuis les années 1840, comme l’a rappelé Thomas Sargent.
Ce n’est donc pas une religion ordolibérale, mais bien plutôt un mélange d’intérêt national et de saine méfiance, éclairée par l’expérience, qui guide la politique économique allemande aujourd’hui. L’Europe se compose encore de nations souveraines, et la plupart des Européens sont attachés à ce modèle. Une union monétaire impose une politique monétaire unique mais ne dit rien sur les bons substituts. Devrions-nous rechercher une police d’assurance (comme aux États-Unis) ou permettre aux intérêts de chaque nation de s’affirmer? En fin de compte, les économistes allemands auront tendance à véhiculer des visions économiques qui servent les intérêts de l’Allemagne, tout comme le feront les Britanniques quand quitteront l’UE, ou ceux des Etats-Unis quand les taux d’intérêt finiront par remonter. Pour réussir, l’union monétaire européenne doit synchroniser les intérêts nationaux et les intérêts communs, ou être confrontée à la ruine des chocs économiques à venir.
La version anglaise de cet article est parue sur le site de notre partenaire Vox.
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