Sarkozy : regard froid sur un premier bilan edit
Evaluer les deux premières années de Nicolas Sarkozy pose un problème de mesure. Faut-il le comparer à ses prédécesseurs ? Dans ce cas, oui, il y a bien eu rupture. Rupture de style et de management, bien sûr. Le président est aux commandes, rejetant le modèle coupe-circuit cultivé par tous les présidents de la Ve République. Plutôt une présidence de type américain, sans les contre-pouvoirs du Parlement, encore que la réforme des institutions encourage les députés à plus d’audace qu’auparavant. Le changement est tellement visible que l’on parle d’hyper-président. On peut approuver ou non cette évolution, mais le modèle précédent était celui d’un président peu visible et surtout peu actif, avec comme résultat plusieurs décennies de réformes sans cesse différées. Mesurée ainsi, la rupture est réalisée.
C’est bien pour cela que les Français ont élu Sarkozy. Le changement, toujours promis et jamais réalisé, semblait assuré. Le programme de campagne était riche et détaillé, une rupture en soi. Et c’est là que le bât blesse, car si les tentatives de réformes ont été très nombreuses (social, universités, justice, politique étrangère, environnement, etc.) et que rares sont les domaines qui n’ont pas été visités, le contenu à l’arrivée est en-deçà des promesses de la campagne. Dans leur livre, Les réformes ratées du Président Sarkozy, Pierre Cahuc et André Zylberberg montrent comment les projets de réformes sociales ont été lentement détricotées sous les coups de boutoir des syndicats. Dans son article pour Telos, Elie Cohen fait la même démonstration pour ce qui est des universités et des hôpitaux. La critique est peut-être féroce – les 35 heures ont quand même été rendues inopérantes – mais elle est fondamentale. Mesuré à l’échelle des projets initiaux, la déception est patente.
Pourquoi ? Trois explications sont possibles : 1) On n’est même pas encore à mi-mandat, tout ceci prend du temps et la crise, arrivée peu après l’élection, oblige à différer ; 2) la méthode est mauvaise ; 3) Sarkozy n’a pas vraiment envie de réformer. Dans tous les cas, la situation est moins simple qu’elle ne paraît à première vue.
Sarkozy est parti très vite, dès juin 2007, mais il s’est rapidement retrouvé dans les turbulences économiques. L’inflation était en pleine explosion au moment de l’élection et la crise financière, qui s’est déclenchée dès août 2007 pour devenir crise économique en octobre 2008. La promesse fondatrice, « travailler plus pour gagner plus », a été abattue en plein vol par la hausse des matières premières et des produits alimentaires, qui ne pouvaient qu’éroder le pouvoir d’achat, puis par la crise, qui ne peut que faire monter le chômage. La malchance était au rendez-vous, et on a souvent tendance à le minimiser. Autant tout est facile en période de croissance soutenue, autant les marges de manœuvre se resserrent dès que la situation se détériore. Et elle s’est détériorée de manière dramatique. Après tout, nous traversons la plus grave crise économique depuis les années trente.
Mais il n’y a pas eu que de la malchance, la méthode aussi est en cause. Elle consiste à annoncer une réforme ambitieuse dans ses objectifs mais plutôt imprécise dans les détails, puis à ouvrir des négociations avec les parties prenantes. Comme il faut absolument que la négociation aboutisse, pour éviter de perdre la face et l’effet domino qui suivrait, les détails sont ajustés, quitte à vider la réforme d’une bonne part de son contenu, ou pire. Là encore, la question de la mesure est importante. Par rapport aux objectifs annoncés, les réformes sont décevantes. Par rapport à la situation de départ, on aura souvent progressé, un peu, avec des régressions dans quelques cas. Il faut reconnaître à la méthode un avantage, cependant : les frontières sont déplacées avant même que ne s’ouvrent les négociations. Du coup, les groupes de pression qui s’opposent à la réforme sont sur la défensive et cherchent à limiter les dégâts. Une erreur est sans doute que le président n’a pas accompagné les négociations. C’était probablement impossible au vu de la multitude de fronts ouverts simultanément. Cela traduit-il aussi impatience pour les détails ? Le débat se déplace donc sur un autre aspect de méthode : faut-il tout faire d’un coup ou échelonner les réformes dans le temps ? Le thème de la rupture a manifestement plu à l’électorat, sans doute parce que les précédents présidents de la Ve République, tous élus sur des promesses de changement, se sont progressivement, parfois même rapidement, enlisés après leurs premières réformes. Le « tout très vite » n’est pas nécessairement en cause.
Une autre question de méthode concerne le « pacte avec le diable ». Puisque, par définition, réformer c’est s’attaquer à des groupes de pression, faut-il négocier ou essayer de les contourner ? Pour le marché du travail, la Loi Fillon imposait la négociation. Ailleurs, la tradition est aussi de discuter, ce qui est normal dans une démocratie. Mais il faut admettre que les groupes de pression ont presque toujours réussi à étouffer les réformes. L’étouffement n’a pas été très original puisqu’il s’est appuyé sur la traditionnelle pression sociale (grèves, manifestations). La multiplication des réformes et donc de pressions sociales disparates a fini par générer dans l’opinion publique une fatigue face aux réformes qui avaient été pourtant plébiscitées. Ainsi le « tout très vite » est nécessaire pour éviter la fatigue mais aussi autodestructeur si le gouvernement ne trouve pas le moyen de garder le soutien de l’opinion publique. La stratégie de communication est importante, mais aussi le contenu des réformes. Quelques mesures symboliques – bouclier fiscal, ajustement du salaire du président – ont pesé lourd lorsque la crise a rendu le « travailler plus pour gagner plus » impossible. La « France d’en bas » s’est senti flouée.
Une méthode souvent utilisée a consisté à faire établir un brouillon de réformes par des commissions conçues pour être indépendantes du pouvoir. La Commission Balladur a ainsi préparé la réforme constitutionnelle. En matière économique, la Commission Attali s’est vu confier la sous-traitance de l’ensemble des réformes économiques. Le fiasco a été total, et pourtant il était annoncé. Parce que les réformes économiques créent toujours des perdants et des gagnants, le choix est fondamentalement politique. Pour qu’une Commission puisse faire un travail utile au politique, il faut qu’elle soit indépendante du politique et des groupes de pression dont les intérêts sont en jeu. Au lieu de s’appuyer sur des experts apolitiques, dont il se méfie viscéralement, Sarkozy a rassemblé dans la Commission Attali le gotha des groupes de pression et s’est assuré que son pilotage serait politique.
Alors Sarkozy est-il vraiment un réformateur ou bien un cynique qui a mené campagne en promettant, comme toujours, « le changement » sans avoir plus l’intention que ses prédécesseurs de plonger dans les batailles que cela implique ? Son activisme, maintes fois dénoncé, suggère qu’il avait la ferme intention de conduire les réformes, et rien n’indique qu’il ait changé sur ce point. Le problème est ailleurs. Sarkozy s’est présenté avec un diagnostic : le déclin de la France est patent et il vient des innombrables rigidités qui n’ont pas été traitées depuis des lustres. Il avait donc pour objectif de faire sauter ces rigidités. Mais une fois le syndrome identifié, il faut définir le traitement. Un bon exemple est la volonté de réformer le syndicalisme à la française en rendant les syndicats plus représentatifs de la base, un objectif très largement partagé par l’opinion publique. Le modèle scandinave, bien défendu par Cahuc et Zylberberg, consiste à transformer les syndicats de pouvoirs de contestation en prestataires de service, par exemple en leur déléguant le service de l’assurance chômage. Trop loin ? Trop abstrait ? Sarkozy a vu le problème sous l’angle politique : affaiblir les syndicats uniquement contestataires au profit de syndicats prêts à co-gérer, donc sans changer la nature du syndicalisme à la Française.
Ce qui est en cause, finalement, c’est la vision de ce que devrait être une France réformée. Sarkozy est-il un libéral ou non ? Cette question est restée sans réponse, le Président affirmant qu’il est avant tout un pragmatique. Lui qui réduit la taille de la Fonction publique, n’est-il pas un défenseur du moins d’Etat comme un libéral, mais ne renforce-t-il pas le rôle de l’Etat en défendant la politique industrielle ? Comment peut-il à la fois se battre pour l’autonomie des universités et pour augmenter le contrôle des hôpitaux ? Il refuse de nationaliser, même partiellement, les banques en difficulté pour que l’Etat ne soit pas dans les affaires mais il va défendre au G20 une position qui alourdirait considérablement la réglementation financière. Plus généralement, comment concilier sa défense ardente des entreprises françaises et son choix de Henri Guaino, à la fibre très gaulliste de gauche, comme Conseiller spécial ?
En réalité, il existe une vraie ligne directrice derrière son action. Sarkozy est au diapason de l’industrie et des grandes entreprises. Il est pour la flexibilité du marché du travail mais contre la concurrence « sauvage » des pays de l’Est. Il veut des universités et des hôpitaux gérés comme des entreprises. Il ne goûte guère les banques et la finance, ni même les services, lui qui est convaincu que la croissance ne vient que de l’industrie, d’où son Colbertisme et ses atomes crochus avec Guaino. Il est pour la négociation avec les syndicats mais ne souhaite pas leur confier la gestion des deniers de l’Etat actuellement administrés de manière paritaire, donc avec le patronat. Il défend avec enthousiasme la culture du résultat, qui est l’alpha et l’oméga du management, aussi bien dans le service public que lorsque des patrons ont échoué. Il est contre les hausses d’impôt et pour moins de bureaucratie, mais les subventions lui paraissent tout à fait acceptables.
Vu sous cet angle un peu inattendu, les réformes sont un succès. La réforme des 35 heures est parfaitement adaptée aux grandes entreprises même si, en relevant la prime des heures supplémentaires, elle a plutôt alourdi le coût de la main d’œuvre dans les petites entreprises. Il escompte que les universités sauront répondre aux incitations financières et se transformeront d’elles mêmes, que les meilleurs d’entre elles demanderont même un jour à sélectionner leurs étudiants. La réforme des régimes spéciaux sera coûteuse pour l’Etat ? Certes, mais elle déleste les grandes entreprises publiques d’un énorme fardeau. Le contrat unique, que les entreprises redoutaient, a été abandonné au profit du licenciement par rupture conventionnelle qui redonne un peu souplesse au marché du travail mais coûte cher à l’Etat. La démocratie syndicale n’a guère progressé mais les entreprises savent travailler avec la CGT et la CFDT et sont ravies que SUD et autres syndicats militants pâtissent de la réforme.
Finalement, entre annonces triomphalistes et bilans désastreux, le jugement des deux premières années de Sarkozy est complexe. Comme on aurait dû s’y attendre, la France ne sera pas réinventée en quelques mois ni même en quelques années. Derrière une phraséologie révolutionnaire – des mots comme « révoltes » ou « luttes » ont des valeurs positives – les Français sont conservateurs. Ils votent toujours pour le changement mais volent au secours de ceux qui risquent d’en pâtir. Chaque Français s’insurge contre l’Injustice (avec un grand I) mais ne veut pas abandonner une once de ses avantages acquis. Les Français ont pris le réflexe de l’Etat protecteur de tous les maux – y compris les aléas climatiques et la crise mondiale – et ils ont trouvé un Président qui, derrière un langage de rupture croit aussi à la prééminence de l’Etat sur le marché dans la tradition Colbertiste-Gaulliste : un Etat qui défend son industrie. Certaines réformes représentent une modernisation, d’autres un retour à nos vieux démons, mais elles avancent comme jamais depuis plusieurs décennies. Pour le meilleur et pour le pire.
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