OMC : faut-il aller jusqu'au bout ? edit
Contrairement à ce que l'on croit, les négociations commerciales de Doha ont beaucoup progressé. La question qui se pose n'est donc pas de savoir si la négociation va réussir ou échouer, mais s'il ne serait pas sage de s'arrêter à ce qui a été obtenu plutôt que de prendre le risque de tout faire échouer en voulant aller jusqu'au bout.
Le sujet de toutes les polémiques a été l'agriculture. Entre les partisans de « l'exception agricole » voulant préserver un modèle protectionniste et ceux qui voient dans ce secteur la source du développement des pays pauvres, un compromis s'est peu à peu imposé. Les droits de douanes agricoles baisseront en Europe, mais pas autant que les principaux exportateurs agricoles le souhaiteraient, et les subventions américaines commenceront à connaître la modération, mais sans induire une amélioration de la situation des producteurs africains de coton. Le verre est à moitié plein ou à moitié vide, mais convenons que c'est la première fois que nous le remplissons. L'Uruguay Round avait posé les bases de la libéralisation agricole mais ses effets ont été quasi-nuls. Ce cycle de Doha est donc le premier où l'agriculture va entrer dans sa phase de libéralisation réelle.
Première idée, c'est bien à l'aune des réalisations des cycles précédents et non des ambitions initiales qu'il convient de juger les concessions réalisées. La question même du dossier agricole dans ce cycle doit être relativisée. Compte tenu du faible poids économique de ce secteur, surtout comparé aux services, il serait invraisemblable de bloquer les négociations sur cette question. Plus fondamentalement, la question agricole n'est pas la pierre angulaire de la stratégie pro-développement du cycle. De nombreux travaux ont montré les effets très contrastés de la libéralisation agricole pour les pays pauvres. Les pays émergents ayant un gros potentiel agricole (Brésil, Argentine, Thaïlande, Indonésie) accapareront l'essentiel des gains, laissant aux autres quelques miettes pour les plus chanceux et des pertes nettes pour les autres. Croire que le développement économique de la Bolivie, par exemple, passera simplement par la production massive d'asperges est une vision bien limitée des avantages comparatifs : à long terme, toutes les spécialisations sectorielles ne se valent pas, y compris en matière d'exposition au risque.
Côté industriel, les pays développés s'engagent à éliminer leurs derniers pics tarifaires, offrant ainsi des marchés très ouverts à tous leurs partenaires. Les pays en développement, en échange, amorcent une réduction de leurs droits appliqués, mais surtout, renoncent à leur importante marge de consolidation, élément central pour les négociations futures. Le cycle prochain se traduira finalement par des ouvertures effectives importantes des marchés, dès lors que la différence entre droits officiels (« consolidés », dans le jargon), sur lesquelles portent les coupes consenties, et droits réellement appliqués, sera réduite. La baisse tarifaire « mordra » plus vite dans la protection réelle. D'où notre deuxième idée : ce cycle n'est pas le dernier, et il faut analyser les engagements de ce cycle en termes de position de départ pour le suivant.
Enfin, en matière de services, premier pôle d'activité économique au niveau mondial, plusieurs avancées notables sont enregistrées. Négocier sur l'ouverture du marché des services est bien plus complexe que négocier dans le domaine des biens : il n'y a pas de droits de douanes à réduire. L'essentiel du travail concerne le domaine administratif ou légal. Pour cette raison, le chiffrage cité plus haut, qui n'inclut pas l'effet de la libéralisation des services, constitue une mesure très conservatrice des gains attendus. La libéralisation du secteur des services dans les pays du Sud est une clé du développement économique : un secteur bancaire efficace, des télécommunications peu onéreuses sont par exemple des facteurs clés pour permettre une croissance rapide des autres secteurs de l'économie.
Enfin, troisième idée : l'échec du cycle renforcera les incitations à la conclusion d'accords bilatéraux et régionaux. Le degré de complexité des politiques commerciales s'accroîtra, ainsi que les distorsions associées. Ces accords sont fortement asymétriques, le pays le plus puissant dictant dans les grandes lignes de l'accord en défaveur du plus petit, y compris entre pays riches (Accord Etats-Unis – Australie). Pour la raison réciproque, les accords bilatéraux entre blocs économiques puissants ont peu de chance d'aboutir. L'enceinte multilatérale devrait donc être préservée, tant pour des raisons d'équité dans les relations commerciales que d'efficacité.
L'heure du bilan de cinq ans de négociations est donc venue. En l'absence d'exclusions dans les négociations (comme les produits agricoles « sensibles ») la moitié du chemin vers un véritable libre-échange pourrait être parcourue. Ce cycle de Doha, couvrant plus de sujets et rassemblant plus de pays qu'aucun autre, devrait toutefois parvenir à réaliser un quart du gain d'une libéralisation totale du marché des biens. Certes les ambitions initiales ont été partiellement sacrifiées mais cela pour des raisons légitimes d'économie politique : les économies nationales ont besoin de temps pour absorber les effets de la libéralisation ; les coûts d'ajustement sont aussi un coût politique et pour un gouvernement, à chaque mandat suffit sa peine. Après avoir incité les pays à accroître leurs efforts pour parvenir à un accord ambitieux, il est maintenant raisonnable de consolider les acquis.
Cela étant, ne pas parvenir avant juin à un protocole d'accord serait se condamner à repousser pour cinq ans une solution multilatérale aux questions commerciales et cela pourrait bien avoir des conséquences dévastatrices pour une OMC cantonnée au règlement des conflits commerciaux. Si le gain à signer un accord peut sembler faible, 96 milliards de dollars par an, il y a tout à perdre à ne pas le signer
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