Fragile Algérie edit

13 avril 2019

On voudrait se réjouir sans réserve. Des millions d’Algériens manifestent et défilent dans le calme et la bonne humeur, tous âges confondus, femmes voilées à côté de femmes en cheveux, détournant des slogans publicitaires, faisant preuve d’inventivité et d’un sens de la dérision, style Canard Enchainé. Après six vendredi, ils ont obtenu la démission d’un président invalide, qui leur a envoyé une lettre d’excuses, ébranlé le système qui se divise jour après jour et ils veulent continuer à exercer une pression collective. Comment ne pas espérer leur succès.

Et pourtant que de fragilités, que d’obstacles à franchir.

Premier obstacle : se doter d’une direction. Leur situation est un peu comparable à celle des Gilets jaunes : inexpérience, absence de structure représentative, méfiance à l’égard des leaders autoproclamés. En l’absence de leader, existe-t-il une personnalité extérieure au mouvement à qui ils pourraient faire confiance ?

Un « Gorbatchev algérien » est peu probable, tant le système est divisé et vieilli, des septuagénaires trouvant leur légitimité dans la guerre révolutionnaire. Il devrait venir de l’armée mais elle n’est pas homogène et elle est surveillée par les « Services de Sécurité ». Il lui faudrait opérer un retournement par rapport à sa prudence, traditionnelle depuis 1994, qui consiste à diriger le pays par délégation à un civil, qu’elle a choisi. Mais autant que le pouvoir, c’est le maintien de ses privilèges et de ses intérêts financiers qui est sa priorité. Ils sont considérables. Les militaires contrôlent la majorité des filières d’importations dans un pays où pratiquement tout est importé et où le commerce extérieur est constitué d’une juxtaposition de monopoles publics. Ils défendront avec acharnement cette possibilité de s’enrichir par des moyens généralement illégaux.

Aucun dirigeant sorti de l’opposition politique légale n’est en vue. Cette opposition est également fractionnée (deux partis kabyles, un parti trotskyste…) et pour l’instant elle ne s’est mise d’accord sur rien, même pas sur la procédure politique parvenant à l’élection d’un président élu dans des conditions démocratiques.

La société civile ayant été atrophiée par le régime, peu de personnalités sont connues des Algériens et susceptibles de s’imposer. La plupart des grands dirigeants d’entreprise étaient étroitement liés au système et sont accusés de corruption, l’un des plus riches a été arrêté à la frontière tunisienne, alors qu’il cherchait à s’enfuir, fortune faite. Un nom, cependant, émerge, celui d’un septuagénaire, un juriste ancien président de la Ligue algérienne des droits de l’homme, Mustapha Bouchachi, qui prudemment se refuse à s’affirmer comme porte- parole du mouvement, tout en étant l’une des voix. Quant à une personnalité expatriée, en France par exemple, sa candidature serait rejetée car non conforme à l’actuelle Constitution.

Pourtant, le temps presse. On voit mal des manifestations massives se poursuivre durant la période du Ramadan, qui commence début mai. Le vide suscite des appétits, surtout du côté de certains généraux, qui pourraient imposer une solution dite provisoire. Une situation révolutionnaire peut néanmoins faire émerger en quelques semaines des leaders.

 

Second obstacle : des objectifs réalistes. Le premier objectif, celui du départ de Bouteflika, ayant été atteint, le mot d’ordre s’est élargi à l’ensemble du « système » : il doit dégager. Cet objectif n’est pas réaliste. L’Algérie est un grand pays doté d’institutions et d’administrations. Tout ne peut pas dégager. Ce qui est urgent, c’est un cheminement permettant d’aboutir à l’élection d’un nouveau président dans des conditions démocratiques. Est -ce possible dans le cadre de la Constitution actuelle : délai limité à quatre-vingt- dix jours, présidence du conseil assurée par un homme du système Bouteflika ? Si ce n’est pas possible, comment définir un nouveau cadre juridique pour la transition et quelles libertés accordées immédiatement, en commençant par la télévision et la radio ? Il faut parvenir à un compromis qui soit négocié par des intermédiaires reconnus comme représentatifs et acceptés par l’armée.

L’explicitation d’objectifs portant sur le moyen ou le long terme est actuellement irréaliste et dangereuse. L’unanimité actuelle serait immédiatement brisée. Les désaccords entre Algériens sont nombreux et profonds, sur les sujets de société comme sur les sujets économiques : statut de la femme, place de l’islam, libéralisation de l’économie et place des investisseurs étrangers, relations avec le Maroc. Il faut attendre que le renouvellement des hommes et des procédures soit effectif pour qu’un débat de fond et des arbitrages interviennent.

Et il faut faire vite, car le contexte économique se dégrade. Les réserves de change baissent rapidement, alors que la production d’hydrocarbures (plus de 95% des exportations) devrait stagner, voire baisser. Sauf remontée durable des cours internationaux des hydrocarbures, l’Algérie connaîtra d’ici quelques années des difficultés graves de balance des paiements et devra recourir à l’emprunt. La facilité dont disposait le système Bouteflika consistant à apaiser les revendications en distribuant la rente n’existera plus, alors que le chômage des jeunes continuera d’être très élevé. La population n’est nullement préparée à ce durcissement.

Le défi de l’Algérie est donc à la fois politique, économique et social. Tout, ou presque, est à inventer, alors que le temps manque. L’intérêt de la France est que le défi soit relevé dans les meilleures conditions possibles. Ne serait-ce que pour des raisons égoïstes : risques d’immigration massive, réapparition d’un djihadisme menaçant pour les pays africains voisins et indirectement pour la France, désorganisation des relations commerciales qui restent significatives, réactions dans la communauté algérienne en France.

Que peut-elle faire ? Les autorités publiques, presque rien, au moins officiellement. Toute intervention publique fera l’unanimité… contre. Le nationalisme des manifestants qui défilent drapeau algérien en tête est à vif. La réconciliation officielle, sous forme d’un traité, est une perspective lointaine. Bien sûr, les contacts officieux existent, ils sont permanents, notamment entre services de sécurité et par le canal de la diplomatie ou de personnalités amies. La société civile peut faire plus que les États, en s’appuyant sur ce qui est commun, population, langue, intérêts. Les possibilités de développer les échanges sous toutes les formes sont multiples, humains, culturels, économiques et sociaux. Plus d’information de qualité sur l’Algérie, en particulier à la télévision – beaucoup de paraboles sont tournées vers la France. Plus d’échanges universitaires, professeurs et étudiants. Plus de rencontres et de commerce. Renforçons les réseaux qui existent, la coopération et l’empathie ne voulant pas dire complaisance. Les pouvoirs publics devraient faciliter le renforcement des liens : visas, rencontres. S’ils se comportent comme dans le domaine universitaire, où les droits d’inscription des étrangers dans nos universités seront multipliés par seize à la prochaine rentrée, on peut redouter qu’il agisse dans le sens contraire.