La géographie des puissances est dans leur politique edit
La question de la place de la Russie dans le système européen est posée depuis que Pierre le Grand a ouvert une fenêtre sur l’Europe, que le locataire du Kremlin a décidé de refermer en 2022. Les raisons de cette rupture majeure suscitent un utile débat[1] où, lorsque le réalisme dans les relations internationales est mis en avant, la « géographie » est convoquée. Mais de quoi parle-t-on au juste en liant géographie et politique extérieure, interaction exprimée par une formule lapidaire répétée comme un aphorisme privé de son contexte historique : « la politique d’un État est dans sa géographie », phrase de Napoléon Ier adaptée par le général De Gaulle ?
Géographie et politique: la place de la Russie
Dans une lettre datée du 10 novembre 1804 adressée à Guillaume III de Prusse, Napoléon tente de le convaincre de ne pas se prêter à une alliance avec le tsar qui cherche à se mêler des affaires de l’Europe avec des visées sur la Finlande, la Pologne et les détroits de la mer Noire : « Après les relations qui avaient eu lieu entre l’empereur Alexandre et moi, il est des choses qu’il n’eût jamais dû se permettre. Mais sans doute qu’un jour cette puissance sentira que, si elle veut intervenir dans les affaires d’Europe, elle doit adopter un système raisonné et suivi et abandonner des principes uniquement dérivant de la fantaisie et de la passion, car la politique de toutes les puissances est dans leur géographie ». La porte du concert européen lui est donc provisoirement fermée au nom de la « géographie ».
Pour De Gaulle[2], qui recycle la formule napoléonienne étudiée à Saint-Cyr, l’intention est toute autre : démontrer les vulnérabilités des frontières françaises sur leur flanc du Nord-est qu’il fallait compenser par une modernisation de l’armée et une stratégie de mouvement. Mais son attention au raisonnement géographique inspire sa position du 18 juin 1940 : la justesse de son diagnostic tient au fait que l’échelle de référence décisive n’est pas celle de la lutte franco-allemande mais celle du monde dans son ensemble, avec les ressources de l’Empire français et l’industrie des États-Unis.
L’invocation de la « géographie » peut tout aussi bien servir d’argumentaire pour annexer des pays voisins (Hitler et les Sudètes) ou pour établir des zones d’influence (les pays dits « satellites » de l’Union soviétique) ou d’États désignés comme « tampons » ou « neutralisés » (Finlande ou Autriche) au nom de la sécurité du plus puissant. Vaclav Havel avait déjà noté que la Russie ne sait pas vraiment où elle commence ni où elle finit, que dans l’histoire elle s’est étendue et rétractée et que la plupart des conflits trouvent leur origine dans des querelles de frontières et dans la conquête ou la perte de territoire[3].
Penser juste en stratégie suppose de bien choisir les échelles pertinentes. La guerre d’Ukraine ne peut pas se réduire à une simple querelle de frontières, une interprétation qui induit une conclusion « diplomatique » faites de concessions territoriales arrachées à la partie la plus faible. Il s’agit d’abord d’une agression néo-impériale contre un État-nation en émancipation, processus qui invalide la représentation dominante à Moscou de la Russie « en tant que pays-civilisation unique, vaste puissance eurasiatique et euro-pacifique ayant consolidé le peuple russe et d'autres peuples faisant partie de l'ensemble culturel et civilisationnel du Monde russe[4] ».
Cette affirmation énoncée dans le « Concept de politique étrangère russe » en date du 30 mars 2023, lequel réécrit dans son point 4 le processus historique qui sous-tend le projet du monde russe à réunifier – « L'expérience continue d'État indépendant qui dure plus de mille ans » – ce, alors même que la « Maison de Moscou » (Moscovie) ne s’est affirmée qu’au XIVe siècle, en s’impliquant activement dans le système de domination de la Horde mongole : collecte d’impôts, expansion territoriale, octroi à Ivan Kalita du titre de grand prince de Vladimir par le grand khan Mongol Ozbek[5]. Ce récit passe aussi par la négation de l’identité ukrainienne, réduite au berceau d’une histoire longue et continue, exclusivement russe.
Le jeu des échelles géographiques
Il s’agit bien d’une guerre coloniale en Europe[6]. Pour brouiller les pistes, le Kremlin a choisi de mettre l’accent sur une autre échelle, celle de la confrontation avec l’Occident dit « collectif », que le même Concept définit ainsi : « Considérant le renforcement de la Russie en tant qu'un des centres majeurs du développement du monde contemporain et sa politique étrangère indépendante comme une menace à l'hégémonie occidentale, les États-Unis d'Amérique et leurs satellites ont utilisé les mesures prises par la Fédération de Russie afin de protéger ses intérêts vitaux sur le vecteur ukrainien comme prétexte pour exacerber leur politique antirusse qui date depuis longtemps et déclencher une guerre hybride d'un nouveau type. Elle vise à affaiblir pleinement la Russie, y compris à saper son rôle civilisationnel créateur, ses capacités économiques et technologiques, à limiter sa souveraineté dans la politique intérieure et extérieure, à détruire son intégrité territoriale ».
Pour le Kremlin, la faute initiale reviendrait à l’extension de l’OTAN. Or il faut à ce propos rappeler quelques faits : 1) cet élargissement fut un choix d’États souverains soucieux de protection ; 2) sa critique implique de reconnaître à la Russie un droit à disposer de zones d’influence – un pays étendu sur onze fuseaux horaires court-il un risque d’encerclement ? – 3) l’OTAN est une alliance strictement défensive, contrairement à ce que l’on professe à l’Académie militaire d’état-major Frounze de Moscou qui y voit l’instrument d’une nouvelle opération Barbarossa[7].
Les deux échelles explicatives ont été reprises par Sergueï Lavrov début avril à Ankara[8], exposant les « intérêts légitimes » de la Russie : reconnaissance des conquêtes territoriales, « dénazification » c’est-à-dire changement de régime à Kyiv et démilitarisation de l’Ukraine ; discussion sur un nouvel ordre mondial débarrassé de l’hégémonie américaine.
Mais de quel poids la Russie de 2023 peut-elle se prévaloir pour prétendre remodeler l’ordre mondial et regagner une parité perdue après l’âge d’or soviétique ? L’écart entre le statut réel et le statut rêvé est le principal moteur des entrées en guerre, surtout dans un contexte de déclin de la puissance. Cette réalité n’est toujours pas acceptée des élites russes qui veulent prendre une revanche sur une histoire fantasmée : elles n’ont plus les moyens politiques et économiques de leur géographie impériale.
Pour l’avenir du pays, les échelles pertinentes devraient être les suivantes : celle de la Russie elle-même, où la rhétorique de russification exacerbe les tensions avec les travailleurs migrants d’Asie centrale et les minorités ethniques menacées par l’argument nationaliste d’une « Russie pour les Russes »[9] ; celle de l’espace eurasiatique où l’on est passé d’une parité des produits intérieurs bruts en 1991 avec la Chine à un écart de dix à un aujourd’hui. L’asymétrie est à l’Est. Mais la Russie conduit à l’Ouest une guerre hybride contre l’Union européenne, ses valeurs démocratiques et son mode de vie, dénoncés à longueur de discours comme décadents, dans un ensemble de pays satellites des États-Unis.
Garanties de sécurité
Face à cette menace, la garantie recherchée par les Européens suppose une défaite de la Russie lui empêchant toute récidive. L’enjeu est bien de donner une suite à l’analyse de Vaclav Havel : « Le jour où nous conviendrons dans le calme où termine l’Union européenne et où commence la Fédération de Russie, la moitié de la tension entre les deux disparaîtra »[10]. Mais le calme n’est plus de mise.
L’hypothèse inverse, celle d’une victoire russe, aurait les résultats suivants : un État-nation européen anéanti, un régime fantoche à Kyiv, une Moldavie déjà ciblée par Lavrov et annexée, des pays Baltes menacés, une Pologne sur le pied de guerre, un poids russe dominant en Europe et une aura nouvelle dans le « Grand Sud ».
Pour l’Ukraine, la sécurité à recouvrer est la question centrale. À court terme, la reconquête de territoires annexés est primordiale, surtout ceux situés sur la bande terrestre reliant le Donbass à la Crimée. À moyen terme, la démilitarisation de la péninsule de Crimée, truffée de bases militaires, sera indispensable car c’est là qu’a commencé l’annexion russe et que c’est le point de départ des attaques sur la rive droite du Dniepr. À plus long terme, est-il établi que tout conflit se termine à la table des négociations, comme on le dit très souvent ? L’histoire des cent dernières années démontre le contraire : paix imposée en 1919, défaite sans traité en 1945, partition de la Corée en 1953, départ américain unilatéral du Vietnam et d’Afghanistan, idem pour l’Armée rouge en 1989, épuisement des belligérants irakien et iranien en 1989 et résolution de l’ONU. Par ailleurs, des négociations continues peuvent ne pas déboucher, comme on le voit depuis 1962 dans l’Himalaya entre la Chine et l’Inde. Il se peut qu’après un échec militaire russe, Beijing trouve intérêt à accompagner une voie de sortie diplomatique, au nom du principe de souveraineté nationale, et en négociation avec Washington, aux dépens de Moscou. L’enjeu à ce stade est surtout de restaurer le primat du droit international.
Quand, au congrès de Vienne, Talleyrand propose que l’on insère dans le préambule une référence au « droit public », il ne joue pas avec une expression consacrée. Il veut signifier que la force n’est pas tout, qu’elle ne peut prévaloir sur l’existence des trônes établis et reconnus et, très précisément, que la Prusse n’a pas le droit de manger la Saxe. Guillaume de Humboldt, qui parle pour la Prusse, ne s’y trompe pas et il demande, exaspéré : « Que vient faire ici le droit public ? » Et Talleyrand lui répond : « Il fait que vous y êtes ». Voulant dire qu’à côté de la force, il existe des règles, qui gouvernent la reconnaissance des États ainsi que la participation à la diplomatie et aux décisions auxquelles elle parvient[11].
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[1] Voir les articles publiés dans Telos par Alain Bergounioux et Gérard Grunberg (24 février), puis Hubert Védrine (14 mars), en enfin Philippe de Lara (8 avril 2023).
[2] En ouverture de Vers l’armée de métier, Berger-Levrault, 1934.
[3] « Il est nécessaire de poser des questions dérangeantes à M. Poutine », Le Monde, 23 février 2005.
[4] « Concept de la politique étrangère de la Fédération de Russie », approuvé par le Décret du Président de la Fédération de Russie du 31 mars 2023 n°229.
[5] Marie Favereau, La Horde. Comment les Mongols ont changé le monde, Perrin, 2023.
[6] Michel Foucher, Ukraine, une guerre coloniale en Europe, L’Aube, août 2022.
[7] Michel Foucher, Russie Ukraine, la carte mentale du duel, Gallimard, coll. « Tract », n° 39, mai 2022.
[8] 8 avril 2023.
[9] Institute for the Study of War, 13 avril 2023.
[10] Op. cit.
[11] Jacques Andréani. Le Piège. Helsinki ou la chute du communisme, Odile Jacob, 2005.