Ce que l’Europe peut apprendre des Habsbourg edit
Dans sa pièce Une querelle entre frères dans la maison de Habsbourg (1872), le dramaturge autrichien Franz Grillparzer montre l’empereur Rodolphe II, notoirement indécis et passif, mis au défi par son frère Matthias, énergique et entreprenant. Rodolphe est un homme doux. Il veut être un « Mensch », aimé de tous. Mais il est totalement incapable de faire face aux nombreuses menaces internes et externes qui pèsent sur l’Empire – la pièce se déroule au XVIIe siècle, juste avant la guerre de Trente Ans. Matthias ne supporte pas ses atermoiements et, avec l’aide de certains membres de sa famille, lance une sorte de coup d’État contre lui.
Dans cette pièce, Grillparzer livre l’une des meilleures descriptions jamais faites de l’Empire des Habsbourg, évoquant un « chemin à moitié parcouru, un acte à moitié accompli, différé par des demi-mesures ». Aussi étrange que cela puisse paraître, cette malédiction de l’inachèvement explique aussi en grande partie pourquoi l’Empire a survécu près de six siècles.
Après avoir vécu et travaillé plusieurs années à Vienne et à Bruxelles, où j’ai couvert les affaires européennes, je suis frappée par les parallèles entre l’Empire des Habsbourg et l’Union européenne. La plus grande similitude entre les deux est précisément cette habitude de toujours faire les choses à moitié, cet art des solutions « à moitié cuites » – une malédiction qui, d’une certaine manière, est aussi une bénédiction.
Certes, l’Empire des Habsbourg était un État, avec une armée et une politique étrangère. L’UE, elle, n’est pas un État. Mais elle possède une structure, des compétences et des procédures qui l’apparentent à une fédération. Surtout, tous deux sont des entités multiethniques, qui fonctionnent de la même manière – en tergiversant et en bricolant, car elles optent indéfectiblement pour le compromis. Le résultat est par définition toujours imparfait. Lorsqu’on essaie de plaire à tout le monde, on n’y arrive jamais complètement. Ceux qui reprochent à l’UE d’être toujours en retard et de tergiverser ont raison, mais ils devraient se rendre compte que c’est en quelque sorte inscrit dans ses gènes. Et qu’on ne saurait en attendre davantage.
Un État multinational avec une armée faible (l’Empire) ou une structure supranationale avec pas d’armée du tout (l’UE), souhaitant maintenir plusieurs nations en sécurité et en paix sous un même toit, ont une autre chose en commun : ils doivent constamment prouver leur valeur ajoutée. Si les nations qui vivent ensemble sous le même toit sont mécontentes, elles se rebelleront et finiront par partir – comme l’ont fait les Britanniques en quittant l’UE. L’Empire des Habsbourg n’était en aucun cas une démocratie moderne. Mais, comparé aux régimes de l’époque, il était remarquablement bénin. La plupart des empereurs ont fait sincèrement de leur mieux pour assurer la paix, la prospérité et la justice, sur la base d’une certaine forme d’égalité. Par conséquent, ils se sont entièrement concentrés sur les questions intérieures. Les Habsbourg étaient des nombrilistes. Et nous aussi, Européens modernes, sommes obsédés par nous-mêmes et par le maintien de la paix intérieure. « Mieux vaut une paix médiocre qu’une guerre réussie », disait l’impératrice Marie-Thérèse (1717-1780). Cela pourrait aussi être la devise du Conseil européen, la puissante institution qui représente les chefs d’État et de gouvernement à Bruxelles.
Marie-Thérèse s’est donnée beaucoup de mal pour y parvenir. Elle a créé la première véritable bureaucratie d’Europe, institué des tribunaux indépendants, des soins de santé et une éducation primaire pour tous. Elle a compris qu’il était indispensable de bien s’occuper de personnes aux origines, aux traditions et aux besoins si différents, si elle voulait les garder fidèles.
Elle a aussi marié ses filles et ses nièces pour éviter les guerres et cimenter des alliances – Marie Antoinette, la dernière reine de France avant la Révolution, était sa fille. Marie-Thérèse achetait constamment ses voisins et rivaux, essayant de les apaiser pour que les conflits ne s’aggravent pas. Sa correspondance est truffée d’expressions telles que « différer », « gagner du temps » et « retarder ». Pour elle, temporiser était une stratégie de survie.
Les soldats des Habsbourg étaient loyaux, mais l’armée n’était pas assez forte pour protéger tous les coins de l’Empire. Comme le général du Raimondo Montecuccoli l’a conseillé à l’empereur, au XVIIe siècle : « Ne mets jamais toute ton armée en danger ». La vulnérabilité de l’Empire posait un autre problème. Si l’armée française était écrasée, la France perdrait des territoires et peut-être son roi, mais le pays lui-même continuerait d’exister. L’existence de la France était quelque chose de permanent. Rien de tel avec les Habsbourg. Ils régnaient sur de nombreux peuples qui, sans l’Empire, ne resteraient probablement pas ensemble. L’Empire était vulnérable. La superstructure devait être renforcée en permanence.
Cette profonde vulnérabilité, que l’UE partage, a fait de gouverner un incroyable numéro d’équilibriste pour tous les Habsbourg. Comme dans l’Europe d’aujourd’hui, les différentes nations et groupes linguistiques étaient rarement d’accord sur quoi que ce soit. Tous avaient leurs propres histoires, sensibilités, langues, tabous et traditions. Chacun avait des intérêts différents à défendre.
Pour les dirigeants de Vienne, il était impossible de plaire à tout le monde en même temps. Ils modifiaient et adaptaient sans cesse les arrangements politiques internes, tout comme l’UE le fait aujourd’hui en révisant et en changeant souvent les traités, règles et arrangements européens. C’était un processus constant et chronophage, souvent compliqué par les défis et les menaces provenant de l’extérieur de l’Empire. Pour cette raison, les solutions étaient presque toujours, comme l’a écrit Grillparzer, à moitié cuites. Les décrets et règlements des Habsbourg méritaient rarement des éloges pour leur perfection. Les citoyens et même l’élite s’en plaignaient souvent amèrement – c’est en partie ce qui rend les auteurs habsbourgeois comme Joseph Roth, Stefan Zweig, Elias Canetti ou Robert Musil si reconnaissables pour nous, un siècle plus tard. Mais à l’époque, beaucoup ont aussi réalisé que cette « demi-cuisson » était probablement ce qu’il y avait de mieux à faire.
Dans cette constellation, la position de la Hongrie était particulièrement intéressante. Les Hongrois têtus résistaient constamment à la « domination viennoise », qu’ils considéraient comme une occupation étrangère. Mais la plupart ne souhaitaient pas quitter l’Empire, au risque de devenir la proie de la Russie ou de l’Empire ottoman. Ils préféraient un meilleur accord à l’intérieur. En fait, l’arrangement qu’ils ont obtenu après 1867 était si favorable, comparé aux autres nations de l’Empire, que les Hongrois ont été les derniers à partir lorsqu’il a implosé en 1918. Le fait que la Hongrie se comporte aujourd’hui de manière tout aussi capricieuse dans l’UE nous dit probablement quelque chose sur les Hongrois. Mais cela nous en dit encore plus sur la similitude entre Vienne à l’époque et Bruxelles aujourd’hui : le Zeitgeist est différent, mais les jeux politiques n’ont guère changé.
Dans son livre de 2017 intitulé Visions of Empire, le sociologue britannique Krishan Kumar décrit cinq puissances européennes qui ont laissé une trace dans le monde : l’Empire ottoman, l’Empire des Habsbourg, l’Empire russe puis soviétique, l’Empire britannique et l’Empire français. Des cinq, il trouve que l’Empire des Habsbourg est de loin « le plus complexe, le plus trompeur et le plus protéiforme ». Même son nom a été contesté : s’agissait-il de l’« Empire austro-hongrois », de l’« Empire des Habsbourg » ou de la « Double Monarchie » ? Les quatre autres empires avaient un profil plus fort et étaient plus faciles à décrire. Et pourtant, écrit Kumar, de ces cinq empires, l’Empire des Habsbourg est « aussi, si l’on peut dire, le plus aimable ».
Si les Européens d’aujourd’hui peuvent tirer une leçon de son histoire, c’est probablement qu’ils devraient davantage accepter l’UE telle qu’elle est. Trop souvent, les débats européens sont détournés par les fédéralistes et les nationalistes. Les fédéralistes sont constamment déçus que l’UE ne soit pas assez puissante. Les nationalistes, en revanche, la dépeignent comme un super-État toujours trop puissant. Les deux camps sont en permanence déçus et impossibles à satisfaire. Au lieu de rêver d’une UE qu’ils n’auront jamais, les Européens devraient apprendre à accepter que fortwursteln (« se débrouiller »), un mot inventé par un premier ministre des Habsbourg dans les années 1870, est dans l’ADN européen. Cela les a aidés à devenir pacifiques et prospères et à surmonter de grandes tempêtes auxquelles ils n’auraient pas survécu individuellement. Le fait que l’UE soit une maison à moitié achevée, et sans doute vouée à le rester tout en évoluant constamment, est probablement une des raisons pour lesquelles elle existe encore : elle ne menace pas les puissants États européens mais les complète, protège les petits États contre les grands, ne se contente pas de prendre la souveraineté mais la leur rend. Toutes les nations sous le vaste toit de l’Union donnent leur contribution, sans jamais obtenir tout ce qu’elles veulent, mais en obtenant suffisamment pour rester à l’intérieur et être en sécurité.
Aujourd’hui, alors qu’une guerre fait rage à nos portes, avec certaines des pires atrocités commises en Europe depuis la Seconde Guerre mondiale, cela semble être un choix de plus en plus judicieux.
Caroline de Gruyter a publié sur ce sujet Beter wordt het niet Een reis door het Habsburgse Rijk en de Europese Unie, qui vient de paraître en français chez Actes sud, sous le titre Monde d’hier, monde de demain. Un voyage à travers l’empire des Habsbourg et l’Union européenne.
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