Crise sanitaire: la Cour de cassation met provisoirement le holà à la traque du bouc émissaire edit
Le 20 janvier dernier, l’assemblée plénière de la Cour de cassation – sa plus haute formation – a annulé la mise en examen prononcée contre Agnès Buzyn par la commission d’instruction de la Cour de justice de la République (CJR), dans l’affaire du covid, du chef de mise en danger de la vie d’autrui. L’assemblée plénière de la Cour de cassation a également annulé les auditions conduites dans ce dossier par un ou deux membres de la commission d’instruction, alors qu’elles auraient dû l’être par ses trois membres.
Pour autant, Agnès Buzyn et Edouard Philippe demeurent témoins assistés pour un second chef de poursuites : abstention volontaire de combattre un sinistre. La CJR n’est donc pas dessaisie, ni eux tirés d’affaire.
Par ailleurs, si on peut espérer que la décision du 20 janvier 2023 ait un impact sur les milliers de plaintes que la pandémie a fait affluer au tribunal judiciaire de Paris, il est douteux qu’elle suffise à contrecarrer la tendance si française à pénaliser tous nos malheurs collectifs.
Pour une bonne part, les recours introduits au sujet du Covid-19 visent à punir les responsables politiques, administratifs et économiques pour ne pas avoir su anticiper et neutraliser le fléau. Pour le reste, les recours fustigent la pulsion « liberticide » qui serait celle d’un mauvais pouvoir, désireux de mettre la population au pas, sous prétexte de lutter contre un virus. Laxisme et dictature sanitaire sont tour à tour dénoncés dans les requêtes et parfois par les mêmes.
Les recours du premier type entendent faire de la justice un nouveau tribunal de l’Inquisition, appelé à châtier ces empoisonneurs des temps modernes que seraient les pouvoirs publics, les employeurs et les directeurs d’EHPAD. Le juge pénal a été ainsi saisi d’innombrables recours à l’encontre de dirigeants publics ou privés qui, par leurs négligences fautives, auraient exposé la vie d’autrui. De son côté, la CJR, à laquelle il appartient de juger les membres du gouvernement pour les infractions commises dans l’exercice de leurs fonctions, a été saisie, dans le cadre de la crise sanitaire, de plaintes à l’encontre de ministres et anciens ministres.
Au printemps 2020, un collectif de plusieurs centaines de médecins porte plainte contre Agnès Buzyn, Olivier Véran et Édouard Philippe, au motif qu’ils « avaient conscience du péril et disposaient des moyens d’action, qu’ils ont toutefois choisi de ne pas exercer ». Une avalanche d’autres plaintes suit. Parmi les quelque 200 saisines initialement enregistrées, la Commission des requêtes de la CJR en juge recevables une dizaine. Cette décision ne reste pas sans conséquence puisque, le 15 octobre 2020, alors que la lutte contre la deuxième vague de la pandémie requiert, dans l'intérêt supérieur de la Nation, l'entière disponibilité du ministre de la Santé, la Commission d’instruction de la CJR dépêche une escouade d'enquêteurs perquisitionner son domicile et son ministère.
Le 10 septembre 2021, la Commission d’instruction de la CJR met en examen Agnès Buzyn du chef de « mise en danger de la vie d’autrui » (article 223-1 du code pénal) et la place sous le statut de témoin assisté pour « abstention de combattre un sinistre » (article 223-7 du code pénal). Pour le premier délit, elle encourt un an de prison et 15 000 euros d’amende. Pour le second, deux ans de prison et 30 000 euros d'amende.
Il suffit de se reporter à la définition de ces infractions dans le code pénal pour se convaincre qu’aucune des deux ne s’applique aux actes (ou omissions d’agir) pouvant être directement attribués à Agnès Buzyn (ou à Oliver Véran, ou aux précédent et actuel Premiers ministres) dans la gestion de la crise. Les deux articles visent en effet des comportements intentionnels et individuels, se caractérisant, pour la mise en danger de la vie d’autrui, par « la violation manifestement délibérée d’une obligation particulière de prudence ou de sécurité imposée par la loi ou le règlement » et, pour l’abstention de combattre un sinistre, par le refus volontaire de prendre ou de provoquer des mesures à la hauteur du danger encouru.
S’agissant de la « mise en danger de la vie d’autrui » la Cour de cassation a dégonflé la baudruche le 20 janvier dernier en rappelant que « le délit de mise en danger d’autrui ne peut être reproché à une personne que si une loi ou un règlement lui impose une obligation particulière de prudence ou de sécurité. Cette obligation doit être objective, immédiatement perceptible et clairement applicable (…) Or, aucun des textes auxquels s’est référée la commission d’instruction pour mettre en examen l’ancienne ministre de la santé ne prévoit d’obligation particulière de prudence ou de sécurité. »
En vérité, la gestion gouvernementale de la crise du covid ne relève du pénal ni au titre de la mise en danger de la vie d’autrui, ni à celui de l’abstention de combattre un sinistre. Les erreurs de prévision et de gestion commises avant et pendant cette crise sont diluées et non intentionnelles. C’est l’organisation et le fonctionnement de l’appareil d’Etat qui sont en cause, non des volontés individuelles. Les dysfonctionnements sont blâmables, mais ils sont le fruit de défaillances multiples, anciennes, entremêlées. Ils résultent d’une interaction de causes dont personne n’a vraiment eu ni la maîtrise, ni même la connaissance. Ces défaillances relèvent d’autres types de responsabilités (administrative, politique, civile) que la responsabilité pénale. Elles appellent des réformes non des procès.
En ouvrant les vannes de la recevabilité des plaintes, puis en perquisitionnant le domicile et le ministère d’Olivier Véran, puis en mettant en examen Agnès Buzyn, puis en plaçant sous statut de « témoin assisté » Edouard Philippe (ce qui est quand même le mettre en cause), les organes compétents de la CJR (Commission des requêtes et Commission d’instruction) ont laissé la Cour se faire instrumentaliser par la vindicte qui a saisi une partie de la société.
Les conséquences de cette complaisance ont été de trois ordres. Dans l’immédiat, elles ont été quantitatives : 15 000 plaintes au cours de l’été 2021 visent le Premier ministre en exercice et trois autres membres du gouvernement. En outre, la confiance de la société dans son Etat, déjà ébranlée, a subi une nouvelle altération. Enfin, la crainte de la sanction pénale risque de biaiser à l’avenir les politiques sanitaires, que ce soit en tétanisant les responsables publics ou en les poussant à sur-réagir.
Tout ceci ne date pas d’hier. Dans l’affaire du sang contaminé (1999), trois ministres sont en cause (Laurent Fabius, Georgina Dufoix et Edmond Hervé), la culpabilité de ce dernier étant retenue. Le 17 décembre 2016, dans l’affaire dite de « l’arbitrage Tapie Crédit lyonnais », la CJR déclare coupable de « négligence » une ancienne ministre de l’économie (Christine Lagarde). Le 30 septembre 2019, elle prononce une peine d’un mois d’emprisonnement avec sursis et 5000 euros d’amende à l’encontre de Jacques Urvoas, ministre de la justice, pour violation du secret de l’instruction dans une enquête visant Thierry Solère. Le 4 mars 2021, soit un quart de siècle après les faits, la CJR relaxe Edouard Balladur, mais condamne François Léotard à deux ans de prison avec sursis et à 100.000 euros d’amende dans un volet de l’affaire Karachi.
La sévérité de la Cour (dont la formation de jugement comprend une majorité de parlementaires) varie dans le temps : dans l’affaire du sang contaminé, le coupable est dispensé de peine, ce qui choque et marque l’opinion pour la suite. Mais l’impact de l’action de la CJR ne se réduit à la sentence finale : les actes d’enquête et d’instruction, la tenue de l’audience, par leur retentissement moral et médiatique, par leur solennité, par leur caractère intrusif, par leur durée aussi, affectent la vie des institutions. Sans parler de celle des intéressés, qui sortent souvent brisés de l’épreuve.
L’intervention d’une juridiction pénale, même spécialisée – a fortiori s’il s’agissait du juge ordinaire, comme cela est étourdiment réclamé -, méconnaît le caractère spécifique des actes accomplis dans l’exercice de fonctions gouvernementales, notamment de ceux qui s’inscrivent dans des processus complexes de choix de politiques publiques susceptibles d’être constitutifs d’infractions involontaires.
Dans ces hypothèses, le juge pénal ne peut intervenir qu’en se faisant juge des politiques publiques. Or il n’en a ni la compétence technique, ni la vision globale, ni la légitimité démocratique. Bien plus : c’est une obligation de résultat que le juge est, dans ces hypothèses, poussé à sanctionner par l’opinion et les groupes de pression. Le principe de séparation des pouvoirs s’en trouve malmené aux dépens des intérêts supérieurs de la Nation.
La force d’attraction du droit pénal dans les affaires de dysfonctionnement de l’appareil d’Etat est une spécificité française. Ailleurs, les négligences des autorités publiques, lorsqu’elles causent des dommages, donnent lieu à des enquêtes menées par des commissions indépendantes (non judiciaires) et leurs travaux se soldent, si des dysfonctionnements sont établis, par des démissions de ministres et par le versement d’indemnités.
Le phénomène de pénalisation de la vie publique, ce « désir du pénal » déjà si fort en période normale, tourne, en période de crise, à la traque moyenâgeuse du bouc émissaire. Est-ce le rôle du juge de devenir la courroie de transmission de passions archaïques ?
Il faut se féliciter de la décision du 20 janvier 2023 de la Cour de cassation, car elle met (en partie au moins) le holà à un dérapage dans lequel se laissait entraîner le juge pénal. Elle n’empêchera pas la « demande sociale » de continuer longtemps, en France, d’exiger du juge la mise au pilori des dirigeants en cas de catastrophe…
Vous avez apprécié cet article ?
Soutenez Telos en faisant un don
(et bénéficiez d'une réduction d'impôts de 66%)