Le citoyen, le pouvoir et l’État: la double singularité de la culture politique française edit
Le mouvement des Gilets jaunes puis les grèves contre la réforme des retraites ont présenté deux caractéristiques communes : la radicalisation des acteurs provoquant un état d’insurrection larvée, mais aussi le soutien ou au moins la sympathie d’une large partie de la population. La propension des Français à endurer tous les désagréments causés par ces mouvements dans leur quotidien sans marchander leur soutien, ainsi que leur tolérance pour les actions violentes sous le regard goguenard des médias, ne cessent d’étonner dans un pays de vieille démocratie représentative.
Certes, dira-t-on, partout dans le monde, d’Alger à Santiago, de Hongkong à Beyrouth les foules protestent contre les pouvoirs. La taxe WhatsApp au Liban, ailleurs la hausse du prix de l’essence ou du metro et, au-delà, la protestation contre la stagnation du pouvoir d’achat, l’augmentation des inégalités et la gangrène de la corruption témoignent de la généralisation de tels mouvements et de telles tendances. À l’inverse, si l’on recherche les raisons particulières de la récurrence des mouvements de protestation en France depuis l’élection d’Emmanuel Macron, pourra-t-on être tenté de la mettre sur le compte de l’inexpérience d’un jeune président ou des défauts de la communication gouvernementale.
Quelle que soit la validité de ces diverses explications, elles ne suffisent pas à écarter l’hypothèse de la double spécificité qui caractérise notre culture politique nationale : la défiance à l’égard du pouvoir et la croyance dans l’idée que la richesse du pays constitue un bien commun qu’il revient à l’Etat de redistribuer dans une perspective égalitaire. C’est de cette double singularité qu’il faut rechercher les fondements.
Le citoyen contre les pouvoirs
L’une des grandes figures politiques issues de la révolution est celle du peuple uni contre le pouvoir royal. Pour les jacobins, le peuple ne forge et ne peut exprimer son unité que contre ce qui n’est pas lui : le monarque, les privilégiés puis à la fin, sans plus de distinction, les « ennemis du peuple ». Comme si cette unité rêvée ne pouvait devenir réalité que par une opération d’exclusion. Le peuple français, même s’il choisit aujourd’hui lui-même ses représentants, continue de suspecter le pouvoir et entend se dresser contre lui quand il le juge nécessaire. La République est née d’une insurrection contre la représentation nationale. La partie « agissante » du peuple, les sans-culottes, a prétendu alors exprimer la volonté du peuple tout entier et a pu de ce fait imposer cette volonté aux représentants eux-mêmes. Un certain Guiraut, de la section du Contrat social, membre du comité révolutionnaire, pouvait ainsi déclarer à la tribune de l’Assemblée au cours de l’été 1793 : « Le moment est arrivé où il faut que les sections se lèvent et se présentent en masse à la Convention, qu’elles lui disent de faire des lois au peuple, et des lois surtout qui lui conviennent ; qu’elles lui fixent l’époque de trois mois et la préviennent que si à cette époque, elles n’étaient pas faites, on la passerait toute au fil de l’épée ». Robespierre, mettant en question le pouvoir de Louis XVI en septembre 1789 lors d’un débat sur le veto royal, justifiait ainsi en une phrase d’une grande clarté la vision dominante : « Celui qui dit qu’un homme a le droit de s’opposer à la loi dit que la volonté d’un seul est au-dessus de la volonté de tous. Il dit que la nation n’est rien, et qu’un seul homme est tout ». Ce principe qui procède d'une vision qu'on retrouve encore chez Sieyès et qui appartient au "tronc commun" de l'esprit des Lumières, en refusant toute légitimité et toute autonomie au pouvoir exécutif par rapport au « peuple » allait faciliter quelques années plus tard la dérive sans-culottiste. La pratique sans-culottiste et la théorisation jacobine se sont alors conjuguées pour légitimer l’intervention directe du « peuple » dans le fonctionnement des pouvoirs publics, fragilisant du même coup le régime représentatif et privilégiant la démocratie directe. Le mouvement des Gilets jaunes a repris cette idée face à l’actuel président de la République. Il a exprimé une défiance absolue à l’égard du pouvoir élu démocratiquement, lui déniant toute légitimité. Refusant toute négociation véritable avec le pouvoir, il a affirmé sa volonté de voir la confrontation se terminer par la désignation d’un gagnant – qui ne pouvait être que le peuple- et d’un perdant- qui ne pouvait être que le gouvernement. Pendant près d’un an, une majorité de Français, selon les sondages, semble avoir soutenu ce mouvement, confirmant ainsi qu’un mouvement minoritaire dans sa partie « agissante » pouvait se prévaloir de la confiance du « peuple tout entier ».
Quelles que soient les différences entre le mouvement des Gilets jaunes et celui des opposants à la réforme des retraites, certaines ressemblances méritent cependant de retenir l’attention. Même refus de reconnaître la légitimité du pouvoir et même vision de celui-ci comme un adversaire, même refus de la négociation et des concessions mutuelles, refus d’autant plus remarquable, s’agissant des syndicats, qu’en principe la négociation et les concessions réciproques semblent être la raison d’être même des organisations syndicales ce qui traduit un étonnant transfert de la radicalité vers elles. Même exigence donc du retrait du projet gouvernemental. Même volonté d’infliger au gouvernement une défaite totale et même tentative d’installer un climat insurrectionnel. Philippe Martinez, secrétaire général de la CGT, a déclaré ainsi qu’il « faut des grèves partout ». Enfin, même soutien de la population qui donne à un mouvement de grève minoritaire l’onction de la légitimité populaire.
De l’observation de ces deux mouvements, il ressort que les idéologies jacobine et sans-culotte demeurent très vivantes dans notre pays. Le discours qui tentent de décrire les conducteurs de la SNCF et de la RATP comme des privilégiés du système ne convainc pas la majorité de la population car, dans la vision portée par ces idéologies, qui oppose « le peuple et les gros », pour reprendre le titre d’un ouvrage de Pierre Birnbaum, ces travailleurs font partie du peuple et à ce titre ont raison de défendre leurs intérêts contre un pouvoir qui « donne tout aux riches ».
L’État redistributeur
La seconde singularité française concerne la question des richesses et de leur partage par le pouvoir politique. La France, de tous les pays de l’OCDE, a le système social le plus généreux (santé et retraite), pratique la redistribution la plus large, et un partage de la valeur ajoutée favorable aux salariés, a le mieux résisté à la crise en évitant le creusement des inégalités, a le taux de pauvres retraités le plus faible et le SMIC le plus élevé. Or elle se vit pourtant comme assiégée par des élites qui veulent s’en prendre aux acquis du peuple dont de vastes segments redoutent la remise en cause, et par des riches qui ne cessent d’accumuler en échappant à l’impôt, en se gavant de dividendes et en s’en prenant à l’État de service public. Dans les manifestations comme dans nombre de discours politiques une curieuse idée de la richesse se fait jour. La richesse du pays, tel un grand gâteau magiquement apparu, appartiendrait à tous, il faudrait donc seulement bien le partager. L’État qui devrait être l’agent de cette redistribution équitable est en fait au service des riches et trahit sa mission. Dans cette représentation il entre pour partie la vieille méfiance catholique à l’égard de l’argent, la passion égalitaire post-révolutionnaire, la dénonciation marxiste de la captation de la plus value.
Cette vision de la richesse et de son partage reste étrange à de multiples égards. Elle part d’abord d’une conception statique et patrimoniale de la richesse. « La France est l’un des pays les plus riches du monde », « l’argent, il faut le chercher là où il est »… Tout se passe comme s’il y avait une cassette accaparée par « les riches » qu’il faudrait restituer au peuple pour satisfaire ses impératifs besoins. Dans cette vision, la richesse est un bien commun, le peuple en étant le seul propriétaire légitime. Les détenteurs de cette richesse n’en sont que les propriétaires provisoires. L’exigence de solidarité étant première, c’est à l’Etat, par l’impôt, les taxes, cotisations et contributions de récupérer cet argent et à le redistribuer. La vie décente de chacun est donc de la responsabilité d’un État-providence illimité tant que persistent la misère, les inégalités et le malheur. La redistribution est donc la seule politique qui vaille, par la dépense publique, par les allocations versées, par les services publics gratuits.
Cette vision ne part pas du processus de la création de richesses et du caractère variable de leur accumulation. Elle ne se demande pas comment produire ces richesses avant de les redistribuer. Elle part de la redistribution elle-même en posant que ces richesses sont données et qu’il suffit de mieux partager. Ces richesses qui constituent le fruit du travail des citoyens sont représentées comme un bien commun que l’État doit gérer dans une perspective égalitaire. On reste interdits devant les affirmations des manifestants (et des politiques qui les soutiennent) que l’argent est là et qu’il suffit de l’affecter aux régimes de retraite, au système de santé ou aux services publics locaux. Pêle-mêle, l’argent du CAC 40, de la CADES, de la fortune d’Arnault, de la fraude fiscale doivent être affectés aux besoins criants du pays. Évanouies les conceptions de la retraite comme assurance, comme salaire différé, comme transfert des actifs vers les inactifs et donc fonction de la création de richesses. Disparus les enseignements des effets de la surtaxation sur l’emploi. Niés les effets des prélèvements sur la compétitivité. Il suffit d’exproprier les riches, il existe une tirelire qu’il faut casser pour taire les besoins les plus criants.
Dans cette vision d’ensemble le pouvoir politique et l’État sont deux instances distinctes. Il n’y a rien à attendre d’un pouvoir aux mains des riches mais tout d’un État qui a pour principale mission de redistribuer de manière équitable l’ensemble des richesses. Cette vision non économique et hexagonale s’inquiète peu du fait que le niveau de ces richesses s’accroisse ou diminue selon la productivité et la compétitivité dans une économie mondiale qui est une économie de marché et où les richesses sont largement produites par les entreprises privées ayant besoin de capital pour se développer. Les adversaires du capitalisme, nombreux chez ceux qui partagent cette vision, ne nous expliquent pas comment la France pourrait maintenir le niveau de ses richesses dans un système sans entreprises capables de réaliser des profits pour investir et supporter la concurrence internationale.
L’égalité sans la production de richesses a produit jadis le modèle soviétique : la pauvreté pour tous. Mais tout se passe comme si chaque génération devait refaire la même expérience, passer par les mêmes revendications, mimer la même révolte. Le Parti communiste peut disparaître, la culture communiste est résiliente.
Le paradoxe de cette double spécificité française, c’est que les Français ont une immense attente de redistribution mais ne font aucune confiance au pouvoir politique pour y répondre. Il faut donc lui arracher des concessions que l’État mettra en œuvre dans la durée.
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