“Of course it’s a coup” edit

24 février 2025

C’est ainsi que le grand historien de Yale, Timothy Snyder, a réagi le 5 février dernier à l’intrusion des « Doge kids », la jeune garde personnelle d’Elon Musk, dans les locaux de l’administration fédérale des États-Unis : « Utilisant un jargon technique et de vagues références à des ordres venus d’en haut, ils ont gagné l’accès aux systèmes informatiques centraux du gouvernement fédéral. Ce faisant, ils ont livré à leur suprême leader l’accès aux informations et le pouvoir d’effectuer ou de stopper tous les paiements du gouvernement. Il s’agit d’un coup d’État et, s’il n’est pas reconnu pour ce qu’il est, il réussira. En s’emparant de la possibilité de cesser les paiements du département du Trésor, Musk ôterait ainsi tout sens à la démocratie. Nous votons pour des représentants au Congrès qui votent les lois qui déterminent comment l’argent de nos impôts est dépensé. Si Musk a le pouvoir d’arrêter ce processus il ôte toute signification aux lois et du coup à notre citoyenneté elle-même. Résister à ce coup c’est défendre les humains contre le digital et la démocratie contre l’oligarchie. »

Dans son ouvrage On Tyranny publié en 2017 après la première élection de Trump (De la tyrannie, Gallimard) Timothy Snyder écrivait de manière prémonitoire, faisant référence aux prises passées du pouvoir par les nazis, les fascistes et les communistes : « Nous pourrions être tentés de croire que notre héritage démocratique nous protège automatiquement de tels dangers. C’est faux. Notre propre tradition exige que nous examinions l’histoire pour comprendre les racines profondes de la tyrannie et réfléchissions à la bonne réponse à lui apporter. Nous ne sommes pas plus sages que les Européens qui ont vu la démocratie céder au fascisme, au nazisme ou au communisme au XXe siècle. Notre avantage est que nous pouvons apprendre de notre expérience. C’est le bon moment pour le faire. […] L’erreur est de faire l’hypothèse que les dirigeants qui sont arrivés au pouvoir par le canal des institutions en place ne peuvent pas changer ou détruire ces mêmes institutions même quand c’est exactement ce qu’ils avaient annoncé qu’ils feraient. »

Le 7 février dernier, après l’intrusion des « Doge kids », Katherine Stewart écrivait dans le New York Times comme en réponse à Snyder : « Ils nous ont dit qu’ils écraseraient les institutions qui protègent la démocratie et c’est exactement ce qu’ils sont en train de faire. Allons-nous enfin croire ce que nous voyons ? Pour être clair il ne s’agit pas seulement de Donald Trump et de son billionaire co-pilote. Au cours du demi-siècle passé, un mouvement anti-démocratique s’est développé aux États-Unis. Il s’articule sur des financeurs super-riches, des idéologues de la nouvelle droite, des fournisseurs de désinformation et des activistes chrétiens nationalistes. Bien qu’ils prétendent révérer les Pères Fondateurs et la Constitution, ils rejettent fondamentalement l’idée d’une Amérique comme démocratie pluraliste moderne. »

Avec un Congrès aux ordres et silencieux, une Cour suprême peu susceptible de s’opposer à Trump et des sondages d’opinion qui, malgré une baisse sensible, montrent la persistance d’un soutien au nouveau pouvoir, l’offensive anti-démocratique en cours, malgré les interventions de plusieurs juges pour freiner le processus, ne semble pas susceptible d’être stoppée dans le proche avenir. La grande faiblesse des défenseurs de la démocratie représentative, aux États-Unis comme dans plusieurs pays européens, notamment la France, est que celle-ci a perdu l’appui de vastes secteurs de l’opinion publique. Comme dans les années 1930, nombre de citoyens ne se sentent pas représentés par ces régimes qui sont ainsi affaiblis face aux offensives autoritaires et nationalistes. Et si les adversaires de « l’État profond » étaient plus capables qu’eux de régler les problèmes du pays et en particulier celui de la dette publique et ceux de l’immigration et de l’autorité ? Et si seul un chef tout-puissant pouvait unifier le pays, supprimer la corruption des classes dirigeantes et le dynamiser ? À quoi servent ces partis et hommes et femmes politiques payés sans obtenir de résultats ? Dans le soutien d’une large partie des électeurs américains au type de leader qu’est Trump, il y a une part de pensée magique, comme dans celui de la plupart des dictateurs au début de leur action. Lui seul pourra enfin résoudre les problèmes que n’a pas pu résoudre un système politique pluraliste. Contre cette pensée, Snyder nous appelle à revisiter nos histoires et à en retenir les leçons : seuls ces régimes pluralistes ont été capables sur de longues périodes de garantir les libertés individuelles et d’assurer la prospérité, l’État social, la paix civile, et, au moins entre eux, la paix étrangère. Montesquieu avait raison lorsqu’il estimait que si aucun régime n’est parfait un seul est détestable : le despotisme, c’est-à-dire un régime où le pouvoir n’est pas limité par le pouvoir. Tout chef d’État sans aucun contrôle entraîne son peuple dans la ruine de l’État et la suppression des libertés. Lorsque naît la tentation de s’abandonner à un dictateur sous prétexte qu’il aurait de bons objectifs que lui seul pourrait atteindre, tel par exemple une profonde réforme du fonctionnement de l’État, il faut d’abord se demander qui est vraiment ce personnage qui réclame les pleins pouvoirs.

De Saint-Simon à Elon Musk

Que le coup d’État de Trump survienne dans une période où la démocratie représentative est affaiblie dans nombre de pays occidentaux peut nous inciter à n’y voir que la variante américaine d’un phénomène plus large qui s’est souvent produit dans le passé, un changement de régime politique qui (re)donnerait à l’exécutif l’essentiel du pouvoir politique, une nouvelle révolution conservatrice en quelque sorte. Pourtant, l’examen approfondi de la nature de ce nouveau pouvoir et sa mise en perspective historique suggère une autre hypothèse, celle d’un phénomène d’une autre nature. Dans cette hypothèse, nous partons de l’idée que le nouveau pouvoir est bifrons, Trump en étant l’une des deux faces et Musk l’autre. Il ne s’agirait plus alors uniquement d’une transformation du fonctionnement du régime politique mais d’une profonde remise en cause de ce que, d’abord chez les Grecs puis depuis le XVIIe siècle en Occident, nous appelons « le » politique, c’est-à-dire un système de pouvoirs et de contre-pouvoirs qui occupe une place très particulière dans la société, y jouit d’une relative autonomie et fonctionne avec une classe spécifique de représentants, tous principes qui ont pour but essentiel de garantir et de développer la liberté des citoyens. La démarche de Trump et de Musk rompt clairement avec cette vision du politique.

Pour le comprendre, il faut remonter deux siècles en arrière et se rappeler que cette rupture très particulière n’est pas, au moins dans le domaine de la pensée, un phénomène nouveau. Elle apparaît clairement au XIXe siècle dans les écrits de Henri de Saint-Simon et d’Auguste Comte, un siècle qui, rappelons-le, a été celui de l’organisation de la société autant et sinon plus que de l’enracinement en France de la démocratie représentative. Je me limiterai ici à la pensée de Saint-Simon qui tenta, heureusement en vain, de convaincre Louis XVIII de l’appliquer. De quoi s’agissait-il [1]?

Saint-Simon a redéfini complètement ce que l’on entendait habituellement par « le » politique. Avec la fin de la lutte des classes et la disparition de l’État, écrivait-il, « le gouvernement des personnes fait place à l’administration des choses ». Telle est l’utopie scientifique du nouveau siècle. L’unité et l’harmonie sociales seront rétablies par des apports nouveaux de nature scientifique et ce rétablissement marquera la fin des conflits et, dans une certaine mesure, la fin du politique lui-même. Cette approche nouvelle des phénomènes sociaux affirme l’inutilité des élites anciennes, juristes, philosophes politiques, avocats, celles précisément qui s’intéressent aux institutions et à leur fonctionnement. Sa vision rejette autant le libéralisme politique que le libéralisme économique. L’invention de systèmes nouveaux permettra de faire l’économie d’une pensée proprement politique. Quant au libéralisme économique, il est antinomique, pour ce penseur de la société industrielle, avec un système organisé et harmonieux. La compétition économique est une perte d’énergie et une source de désordre et de chaos, suscitant des divisions graves et inutiles dans la société. Il s’agit là d’une rupture profonde avec la pensée libérale qui voit l’homme d’abord comme un individu libre. Il devient un simple élément de la grande machine industrielle. « La philosophie du siècle dernier, écrit Saint-Simon, a été révolutionnaire, celle du XIXe siècle doit être organisatrice. »  Les institutions ne seront plus politiques au sens de la philosophie politique et du droit. « C’est avec l’industrie et par elle que le besoin d’amour et d’être libre ont pris naissance ; la liberté ne peut croître qu’avec elle ». Pour lui le bonheur n’est pas individuel, il renvoie à la notion « d’utilité sociale ». L’utilité maximum sera obtenue si la classe industrielle devient la classe dirigeante. En s’accroissant elle deviendra la classe unique. Le parti national et industriel peut réclamer le monopole du pouvoir car lui seul connaît les besoins des individus. La politique devient une science de la production.

Remplaçons industriel par digital, Saint-Simon par Musk et Trump par un Louis XVIII qui, partageant son utopie, l’aurait encouragé. Une nouvelle utopie technico-scientifique, la société digitale, aurait ainsi remplacé la précédente, la société industrielle. La force de Musk est donc de fournir à la révolution trumpiste l’utopie du XXIe siècle qui lui permet de n’être pas une simple révolution conservatrice. Il ne s’agit donc pas simplement d’une rupture dans l’histoire politique des États-Unis mais d’une remise en question fondamentale de ce que depuis le XVIIe siècle nous appelons en Occident le politique. On mesure ainsi le danger mortel de la mise en application de ce saint-simonisme moderne. Rappelons que Marx et Engels avaient, à leur manière, emprunté à Saint-Simon une part de cette utopie en décrétant qu’avec la fin du capitalisme et de la lutte des classes l’État pourrait disparaître et les conflits sociaux cesser. Une pensée totalitaire, comme le sont la plupart des pensées utopiques.

L’utopie muskiste ne vise pas la simple nation américaine. Elle embrasse le monde entier. Le digital, dans la vision d’Elon Musk, a vocation, à partir des États-Unis, à organiser le fonctionnement de la planète. Il ne s’agit pas d’une vision impériale mais organisatrice, comme l’était l’industrialisme saint-simonien. Comme si chaque grand bond en avant technico-scientifique générait sa propre utopie, une utopie qui mettrait fin au grand désordre des sociétés. Un organicisme qui, de par sa nature, n’a plus à se poser la question de la liberté individuelle puisque tout serait alors pour le mieux dans le meilleur des mondes, un monde industriel hier, digital aujourd’hui.

Bien sûr, it’s a coup. Mais c’est bien plus que cela ! C’est aussi l’idée que, bientôt, les humains n’auront plus besoin de se gouverner eux-mêmes, l’intelligence artificielle s’en chargera. On pensait que les Américains avaient élu Donal Trump, ce qui est vrai, mais on avait pas anticipé que la révolution en cours serait, si elle se produisait vraiment, d’abord celle d’Elon Musk.

[1] Voir Gérard Grunberg, La Loi et les Prophètes, les socialistes français et les institutions politiques, CNRS éditions, 2013, chapitre 1.