L’Espagne réinvente-t-elle la gauche? edit
C’est fait… enfin. Après huit mois de blocage politique, deux élections générales et quatre votes en vue de l’investiture d’un président du gouvernement, l’Espagne a un chef de gouvernement. Le socialiste Pedro Sánchez, président en fonction depuis avril 2019, a été investi par les Cortés à l’issue du scrutin le plus serré de l’histoire de la démocratie espagnole : 167 pour, 165 contre et 18 abstentions.
Ce résultat était attendu après les élections de novembre 2019 qui avaient donné le Parlement le plus fragmenté depuis 1977 : 18 partis y sont représentés. Les socialistes, groupe le plus puissant, n’y disposent que de 120 députés (34,3% du total des sièges), les populaires de 89 (25,4%), l’extrême-droite de Vox de 52 (14,8%) et Podemos de 35 (10%). Les 54 députés restants se répartissent en 14 partis… L’existence de micro-partis – le Bloc Nationaliste Galicien, un élu de Cantabrie, les députés canariens – à côté des groupes nationalistes et indépendantistes historiques (Gauche Républicaine catalane, 13 élus ; Junts pel Cat, 8 élus ; Parti Nationaliste Basque, 6 élus ; EH Bildu, bras politique de l’ex ETA, 5 élus) rendait la configuration d’une majorité pour l’investiture particulièrement complexe.
En effet, le moment politique espagnol se caractérise par la tension extrême à laquelle est soumise le système institutionnel avec en premier, le défi sécessionniste catalan, en deuxième, les critiques venues de la gauche radicale, en troisième, l’émergence d’une extrême-droite qui semble réactualiser – de manière fantasmée ou réelle – les héritages du franquisme. Tout cela s’est vu et entendu au cours des deux débats d’investiture de la semaine dernière et du mardi 7 janvier.
Il faut dire que le Parlement espagnol illustre une forme d’incapacité des partis à représenter le débat politique et à le canaliser. Déjà en mai 2019, lors de la précédente législature inutile, la séance inaugurale des Cortés s’était transformée en happening de la part des différents groupes minoritaires. Cette fois-ci, la violence des propos a dépassé la virulence banale des débats parlementaires. Car le parlement n’a pas été le lieu de la négociation politique.
Après les élections de novembre 2019, alors que les socialistes perdaient 3 sièges et Podemos 7 et que la droite se recomposait complètement (en avril le PP n’avait obtenu que 66 élus, Ciudadanos 57 et Vox 22… en novembre, C’s s’était effondré à 10, Vox montait à 52 et le PP à 89, soit, pour le bloc des droites, en ajoutant deux élus navarrais, un total de 153 pour 158 pour la gauche), tous les partis savaient qu’il était impossible de ne pas investir un chef de gouvernement et donc de provoquer une troisième élection générale en moins d’un an. Dans ces conditions si contraignantes, deux options et deux seulement existaient : la grande coalition PSOE-PP ou une alliance des gauches avec le soutien implicite ou explicite des groupes nationalistes et indépendantistes. La première hypothèse était rapidement exclue tant par les socialistes que par les populaires. Cette alliance des deux grands partis de gouvernement représentait un risque identitaire trop fort. Le PSOE avait tout à perdre à s’aligner à droite, le PP cédait à Vox le monopole de l’opposition conservatrice.
La seconde hypothèse était la seule viable. La très légère avance des gauches justifiait qu’elle soit explorée. Cependant, elle présentait le défaut d’avoir été évitée en juillet 2019, conduisant même Pedro Sánchez à avouer à la télévision espagnole qu’il ne se voyait pas gouverner en coalition avec Podemos et qu’un tel gouvernement « lui aurait ôté, à lui et à 95% des Espagnols, le sommeil ». De plus, pendant la campagne électorale d’octobre et de novembre, le leader socialiste avait eu des mots très durs à l’égard des indépendantistes catalans et se présentait comme un rempart constitutionnel face à leurs ambitions extra-légales. L’opération de réorientation relevait donc de l’orfèvrerie politique. En espagnol, on parlera plutôt de malabarismo c’est-à-dire d’acrobatie !
Les négociations ont eu lieu d’une part avec Podemos et le gouvernement qui sera formé la semaine prochaine devrait compter cinq ministres issus de cette formation, dont son leader Pablo Iglesias (qui sera Vice-président en charge des affaires sociales) et la compagne du leader, Irene Montero (un curieux mélange des genres qui ne semble choquer personne…). Et d’autre part, avec Esquerra republicana de Catalunya, les indépendantistes de gauche, dont le leader Oriol Junqueras est en prison pour purger une peine de 13 ans de prison. Si l’accord à gauche s’est fait sans vraies difficultés, mais non sans ambiguïtés (la vice-présidence économique du gouvernement sera confiée à Nadia Calviño, ancienne directrice du budget européen et donc incarnation de la rigueur bruxelloise), la négociation avec les Catalans a été beaucoup plus complexe. Une feuille de route a été signée qui prévoit, entre autres, la mise en place d’une négociation bilatérale entre les deux gouvernements espagnol et catalan et, in fine, la consultation des électeurs catalans sur le projet qui sortirait de cette négociation. Les experts constitutionnels ont souligné l’anomalie que représente la mise sur pied d’égalité du gouvernement de la Nation avec un gouvernement régional et la droite y voit une première et décisive concession à l’indépendantisme. Pour Esquerra, il s’agit de créer les conditions d’une évolution qui devrait permettre à terme la tenue d’un référendum d’autodétermination tandis que les socialistes estiment que le cadre constitutionnel sera respecté et qu’il n’y aura à la clef qu’une évolution du statut d’autonomie. Il est évidemment trop tôt pour trancher. On se contentera de souligner qu’au cours du débat d’investiture, Gabriel Rufián, le porte-parole d’Esquerra aux Cortés, a bien indiqué que c’est son groupe qui a la clef de la stabilité parlementaire tandis qu’une autre députée du groupe, Montserrat Bassat, a déclaré « qu’elle se battait de la gouvernabilité de l’Espagne »… Ambiance !
Pour Pedro Sánchez, il est clair qu’il s’agit d’un pari qu’il résume en trois mots : « dialogue, négociation, accord ». Il espère ainsi faire baisser la tension en Catalogne – on se souvient encore des émeutes urbaines au mois d’octobre à la suite de la sentence du Tribunal Suprême – et surtout déplacer le débat de l’affrontement entre souverainetés (l’une existant, l’autre s’autoproclamant) vers un débat plus technique et plus rationnel sur les compétences administratives, politiques et financières entre l’État central et la Catalogne. Sánchez veut penser que la dérive indépendantiste peut être corrigée. Les droites l’accusent de naïveté, voire de duplicité. Il faut encore attendre.
En revanche, par-delà les émotions mobilisées, les disqualifications réciproques – la gauche accuse la droite de dérive fasciste tandis que la droite n’hésite pas à faire de Sánchez un traître – et la mobilisation partisane, la voie choisie par les socialistes représente une réinvention de la gauche espagnole. Écartées les prudences du PSOE historique, celui de Felipe González ou de Alfredo Rubalcaba, leader décédé au printemps dernier et qui avait accusé Sánchez de se tromper lourdement en voulant explorer l’alliance avec Podemos et les indépendantistes, le PSOE se risque à une coalition avec la gauche radicale, dans la dépendance de la gauche indépendantiste catalane. Nombreux sont les commentateurs qui veulent y voir une réédition du Front Populaire de 1936 (de fait, c’est le premier gouvernement de coalition depuis cette date, mais comme les circonstances et l’environnement ont changé !) non sans une évidente portée polémique pour laisser entendre que les mêmes causes pourraient bien produire les mêmes effets… En réalité, une lecture plus sereine oblige à poser la question de manière sincère : s’agit-il d’une réinvention audacieuse de la gauche – plus d’action sociale, plus de décentralisation, plus de « progressisme » – ou d’une stricte manœuvre politicienne ?
Selon que l’on accorde à Pedro Sánchez un vrai sens politique ou au contraire qu’on le croit capable de toutes les audaces, la réponse varie. Quoi qu’il en soit, un nouveau gouvernement se trouve bientôt doté des moyens de réformer le pays et de proposer des pistes pour sortir d’une crise majeure sur le plan institutionnel qui empoisonne a vie nationale depuis presque dix ans. Il va falloir l’observer à l’œuvre. Son échec est peut-être prévisible. Ceux qui l’espèrent ne devraient pas s’en réjouir car ce serait l’aggravation de la crise espagnole. Mais ceux qui le craignent ont des arguments à faire valoir. Dommage que le débat politique soit crispé au point de ne plus pouvoir permettre une confrontation honnête et désintéressée.
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