Macron et la transversale de l’histoire edit
La récente analyse de Laurent Bouvet sur la politique menée depuis un an par le président Emmanuel Macron entend mettre au jour la « philosophie politique » qui inspire les actes et les paroles du chef de l’Etat et de ses alliés, collaborateurs et partisans. D’autres auteurs ont reconnu que l’un des traits particuliers du vainqueur de 2017 est la présence chez lui, au long de son parcours, d’une réflexion philosophique. Ainsi sa « verticale du pouvoir » peut-elle s’étayer de la transversale de l’histoire.
Cette caractéristique n’est nullement exceptionnelle dans la lignée française des hommes d’État. La Révolution a établi en France une alliance durable entre l’exercice du pouvoir et la méditation des fins de l’histoire et de ses ressorts. Napoléon Bonaparte a fixé à cet égard, pour le pire autant et plus que pour le meilleur, une norme pour tout aspirant sérieux à la conduite de l’Etat. Thiers, Guizot, Lamartine, Jaurès, Blum, Mendès-France, Mitterrand ont illustré que, dans ce pays, la question du pouvoir n’atteint sa véritable dimension que par son lien avec la connaissance de l’histoire et la réflexion sur celle-ci. Au vingtième siècle, c’est évidemment Charles de Gaulle qui a su se porter avec le plus d’audace et de constance à la hauteur de cette réalité - non sans erreurs et faux pas, bien sûr.
Les caractéristiques de la conquête et de l’exercice du pouvoir par le chef de l’État sont assez faciles à repérer à la lumière du précédent de 1958. Les situations de départ sont marquées par une crise politique. À gauche, le Parti socialiste est enfermé dans une impasse face à l’inévitable indépendance de l’Algérie dans un cas, face à la non moins inévitable réforme de l’Etat et de la protection sociale dans l’autre. La droite est divisée entre sa composante démocrate et modernisatrice, d’un côté, et la pression qu’exerce une extrême droite autoritaire et nationaliste (en 1958, cette extrême-droite pouvait imaginer de prendre le pouvoir, comme elle l’avait pu le croire avec le boulangisme, en 1889, et avec les ligues en 1934).
Le procès en illégitimité de l’extrême-gauche contre Emmanuel Macron peut aussi être comparé à celui qui suivit le « retour » au pouvoir de Charles de Gaulle, accusé d’avoir bénéficié d’un coup d’État militaire, voire de l’avoir organisé, et d’avoir profité de la crise algérienne pour installer un pouvoir « personnel », avec ses lubies, sa clique et ses godillots. Au demeurant, De Gaulle n’a tenu que dix ans, son renversement étant acquis en 1968. Dès 1963, une fois tranché – douloureusement – le différend algérien, le pouvoir gaulliste avait subi, avec la grève des mineurs, un ébranlement sérieux.
La formule de Laurent Bouvet, observant que, dans le cas de Macron, « le piédestal » sur lequel il s’est hissé « n’est toujours pas devenu un socle » dans l’adhésion des Français, pourrait donc s’appliquer, rétrospectivement, au fondateur de la Ve République. Mais celui-ci avait su utiliser une cheminée efficace pour faire circuler la chaleur entre le peuple et lui-même – cela pour reprendre en la modifiant légèrement l’image de la « colonne d’air » employée par Laurent Bouvet – en recourant au référendum, alternativement, sur les institutions et sur le sort de l’Algérie. La question reste posée au président actuel de lancer ce défi à ses adversaires et de se soumettre lui-même à cette épreuve pour faire passer sa réforme des institutions.
Le genre de pouvoir qu’Emmanuel Macron a entrepris de ressusciter et de réhabiliter est bien dans la tradition française des grands commis ou serviteurs de l’État, que l’on peut faire remonter à Louis XI, L’Hospital, Sully, Colbert. Cette technocratie compétente, dévouée et intègre (pour l’essentiel) irrite souvent les Français qui, non moins souvent, la jugent plus fiable que leurs élus et s’en remettent à elle. La dialectique du tribun et du fonctionnaire rythme la vie politique de ce pays depuis, disons, Etienne Marcel au XIVe siècle.
Comme Colbert jadis, Emmanuel Macron et son équipe tentent de faire accepter à la France les réalités techniques et économiques nouvelles, afin de ne pas verser dans le fossé de l’histoire et y croupir comme, par exemple, l’Espagne pendant deux cent cinquante ans. Il y a naturellement matière à discuter dans leurs choix et leurs méthodes, à s’inquiéter de la place qu’ils donnent à ce qu’il est convenu d’appeler la transition écologique, à s’impatienter de voir arriver les dispositions sociales nécessaires pour rendre la compétition vivable, à se demander si une réponse performante va pouvoir être donnée à l’arrogance américaine, à craindre qu’aucun « plan B » n’existe pour l’Europe si l’on ne trouve pas un levier pour faire bouger l’Allemagne. Mais ces sujets sont sur la table, ouverts à l’examen et à la discussion. Le temps des vaches sacrées est révolu.
Identité collective
La principale objection que soulève Laurent Bouvet contre la politique de Macron est de ne pas répondre à la question de « l’identité commune des Français ». Or s’il est bien un sujet sur lequel Emmanuel Macron se distingue de ses prédécesseurs par des discours insolites, parfois ardus, déconcertants, échappant souvent aux grands médias – qui se bornent à répercuter « l’émotion des réseaux sociaux » – c’est bien celui de l’identité de la France. Du discours du Louvre, au soir de son élection, à ses propos quand il a reçu Mamadou Gassama, en passant par les obsèques du colonel Beltrame, le discours aux catholiques aux Bernardins, les propos échangés pour un film de télévision, la réception du plan Borloo pour les banlieues, le président de la République ne cesse littéralement de parler de la France, de son histoire, de son destin, de ce que signifie être français, au point de mettre les adversaires et les critiques du « roman national » au bord de l’apoplexie.
On reproche au chef de l’Etat d’avoir parlé de « mâles blancs » à propos de Jean-Louis Borloo et de lui-même se penchant sur la situation des banlieues, et d’avoir nommé à son Conseil présidentiel des villes l’humoriste controversé Yassine Belattar. Mais la tâche d’un président conscient des réalités d’aujourd’hui et capable de servir à ses concitoyens autre chose que des airs de pipeau anesthésiants n’est-elle pas, après trois décennies et demie de crises des « quartiers », de prendre acte de cette division de la société et de la faire entendre dans le discours officiel? Pour que la classe ouvrière du XIXe siècle se retrouve dans la nation, il a fallu bien des évolutions de part et d’autre de ce qui était alors la division principale.
On attend d’un politique une identité projetée, désignée comme projet aux individus composant la société, et qui ne lèse pas une partie d’entre eux au bénéfice d’une autre partie. En tâtonnant, en dérangeant, parfois profond et solide, parfois superficiel et hésitant, le président de la République ne fuit certes pas cette responsabilité.
Vous avez apprécié cet article ?
Soutenez Telos en faisant un don
(et bénéficiez d'une réduction d'impôts de 66%)