Maroc: les élections ne règlent pas tout ! edit
Les élections législatives de novembre 2011 ont consacré la victoire électorale du Parti Justice et Développement (PJD) et, par là même, la capacité du pouvoir marocain à boucler positivement la période d’incertitude inaugurée, à l’échelle régionale, par le renversement du président Ben Ali, en Tunisie, et, à l’échelle nationale, par la protestation du Mouvement du 20 février (M20F). C’est en ce sens que l’on a pu parler de victoire politique de la monarchie.
Cette victoire a procédé de trois éléments majeurs : la capacité à ne pas inscrire la réforme constitutionnelle dans la réaction à la pression populaire mais dans la continuité d’un processus entamé bien en amont ; l’aptitude à situer l’alternance politique dans un jeu politique déjà institué et, somme toute, déjà programmé ; la possibilité de présenter l’évolution dans une perspective réformiste, démocratique mais néanmoins relative et contrôlée, qui soit acceptable à l’intérieur comme à l’extérieur du pays. Au tournant de l’année 2012, le royaume s’est donc retrouvé doté d’un gouvernement de coalition dirigé par une formation islamo-conservatrice et démocrate, dans un cadre constitutionnel réformé préservant le leadership incontesté du roi tout en renforçant les prérogatives du gouvernement et du parlement. Quant à l’opposition systémique, elle s’avère en mal de popularité et peine à capitaliser politiquement la pertinence de ses revendications socio-économiques.
Le PJD a remporté les élections sur la base d’une exigence explicite et d’un agenda politique et social relativement clair. L’exigence consistait à ce que sa popularité évidente se traduise en gains électoraux et dans l’exercice du pouvoir. C’était là la contrepartie de son intégration dans le jeu politique officiel et légitimiste, qui s’était faite précédemment au prix de concessions importantes (comme le renoncement à présenter des candidats dans toutes les circonscriptions lors des élections de 2006), et de sa décision à ne pas s’aligner sur le M20F dans la contestation de la monarchie exécutive. L’agenda était celui d’une formation dont la force repose sur l’assise sociale plus que sur des élites historiques, c’est-à-dire sur la capacité à représenter et à servir une base populaire davantage que sur les réseaux de pouvoir et le clientélisme. Il s’agissait donc d’un agenda concernant le quotidien des Marocains, et principalement ceux des classes moyennes : plus de justice, moins de corruption ; plus de services, moins de discriminations ; et plus de moralité de moralité publique. Dans un contexte de surcroît de transparence électorale, un tel agenda avait toutes les chances d’aboutir au succès escompté : l’accession au pouvoir. Mais il était en même temps porteur d’une double obligation de moyens et de résulats.
Obligation de moyens, tout d’abord, en ce sens qu’un gouvernement qui doit son existence aux urnes ne peut prétendre qu’à une méthode fondée sur la bonne gouvernance, la transparence et la reddition de comptes, sans plus pouvoir se cacher derrière l’existence d’un échelon supérieur de pouvoir ou la soumission aux ordres venus d’en haut – quand bien même ceux-ci continueraient à faire pression sur son action effective. Le gouvernement est donc en quelque sorte pris au jeu de son succès électoral. En même temps, il a bien pris la mesure de ses engagements, et il s’est donc indubitablement engagé dans une action rapide et visible. On en voudra pour preuves trois mesures relativement spectaculaires. Premièrement, la décision du ministre de l’Equipement et du transport, Aziz Rebbah, de rendre publique la liste des détenteurs d’agrément et de licence de taxis, puis d’autres transporteurs publics, dont l’opacité permettait de nombreux abus. Deuxièmement, l’adoption d’un code de bonnes pratiques de gouvernance des entreprises et établissements publics, qui vise à améliorer le rendement et la transparence du fonctionnement du secteur public. Troisièmement, le lancement du programme RAMED d’accès aux soins de santé pour tous ceux qui échappent actuellement à la couverture de l’Assurance maladie obligatoire, soit plus d’un quart de la population du pays. On le voit, le volontarisme est de mise.
Mais les engagements électoraux ont encore davantage engagé le gouvernement dans le sens d’une obligation de résultats. Un parti politique au gouvernement, en contexte relativement démocratique, mène son action aux fins pratiques de la pérennité de son pouvoir, c’est-à-dire de sa réélection. Pour pouvoir s’assurer de celle-ci, il lui faut nécessairement présenter un bilan justifiant, aux yeux de ses électeurs, la justesse de leur choix passé et l’évidence de leur choix à venir. Il ne suffit donc pas d’avoir été élu sur un certain nombre de promesses, il faut aussi pouvoir les tenir, au moins partiellement. C’est une contrainte qui s’impose inéluctablement, quelle que soit la vertu des intentions des gouvernants.
Et c’est à ce niveau qu’on peut discerner la fragilité du gouvernement Benkirane, alors que son élection couronne le processus de stabilisation et de consolidation du régime marocain. La grogne sociale, qui s’est exprimée sur fond de Printemps arabe sans pour autant se traduire en contestation politique généralisée, n’a pas vraiment connu de trêve. On en voudra pour preuve les graves incidents de Taza, mais aussi de Khouribga. A présent, c’est au gouvernement mené par le PJD d’en assurer la gestion, y compris sécuritaire. A cela s’ajoute une conjoncture économique fortement dégradée : hausse des prix, croissance affaiblie, déficit budgétaire, menaces sur la campagne agricole en raison de la sécheresse, déséquilibre la balance commerciale. Les caisses de l’Etat ont tendance à se vider alors que les besoins gouvernementaux ne cessent d’augmenter. Comme le souligne l’économiste Driss Benali, le gouvernement est pris par l’ampleur des problèmes, lui qui « a conduit sa campagne dans l’euphorie, en suscitant beaucoup d’attentes » et se retrouve à présent dans l’obligation de « passer à la caisse » sans en avoir nécessairement les moyens. D’autant que, si le palais a certainement intérêt à ce que l’expérience d’alternance islamo-conservatrice soit concluante, il n’en souhaite pas moins l’érosion de la popularité du PJD au contact des affaires de l’Etat et, partant, la possibilité à jouer du pluralisme partisan pour conserver sa prééminence exécutive. En d’autres termes, si la normalisation de l’islamisme légitimiste est recherchée, ce n’est pas pour qu’elle se transforme en hégémonie, mais pour qu’elle fasse advenir une instance intermédiaire susceptible de rendre des comptes à son électorat et faisant donc meilleur écran entre la scène socio-économique et le pouvoir suprême.
Vous avez apprécié cet article ?
Soutenez Telos en faisant un don
(et bénéficiez d'une réduction d'impôts de 66%)