Portrait d’Angela Merkel en opportuniste rattrapée par ses convictions edit

9 février 2016

 

Réduire le nombre des réfugiés sans fixer de plafond. C’est le défi auquel est confrontée Angela Merkel depuis l’automne dernier et l’afflux de réfugiés en Allemagne. Au total, plus de 1,1 million de personnes en 2014. La chancelière est accusée d’avoir créé un « appel d’air » lorsque, le 4 septembre, elle a déclaré les portes ouvertes. Malgré les demandes réitérées du parti frère bavarois de la démocratie-chrétienne, elle s’est toujours refusé à fixer un « plafond » (Obergrenze) aux nombre de réfugiés qui pouvaient être accueillis en Allemagne. « Nous y arriverons », est le slogan qu’elle répète depuis des mois. Mais son pouvoir de conviction est de plus en plus faible.

Dans un premier temps, la grande majorité des Allemands a réagi positivement, voire avec enthousiasme à l’arrivée des migrants. Les associations, les Églises, les simples citoyens se sont mobilisés pour distribuer des vivres et des couvertures, trouver des hébergements, faciliter les démarches administratives. Les sondages étaient clairs : les optimistes qui trouvaient positive cette immigration inattendue l’emportaient largement sur les sceptiques. Les appels à la fermeture des frontières lancés par le ministre-président de Bavière Horst Seehofer tombaient dans le vide.

L’opinion s’est retournée quand les difficultés d’intégration sont apparues beaucoup plus grandes que ne l’avaient laissé entendre les autorités. Les bénévoles étaient fatigués, l’administration débordée, les parents d’élèves indignés que les salles de sport soient transformées en dortoirs. Les attaques contre des foyers d’hébergement souvent perpétrées par des groupuscules d’extrême-droite ont inquiété alors que des incidents provoqués par quelques immigrés ont été exploités par le nouveau parti, Alternative pour l’Allemagne (AfD), qui a changé de cible. Créé pour dénoncer l’euro, il prospère en exploitant des thèmes xénophobes. Dans les intentions de vote aux élections nationales, il est crédité dans les sondages d’un score supérieur à 10%, alors qu’en 2013 il n’avait pas réussi à passer la barre des 5% des voix nécessaires pour être représenté au Bundestag.

Les agressions sexuelles qui ont eu lieu contre plusieurs centaines de femmes autour de la gare de Cologne dans la nuit de la Saint-Sylvestre ont accéléré le revirement de l’opinion allemande. Jusqu’à la fin de l’année dernière, Angela Merkel avait la confiance d’une majorité de ses concitoyens bien que sa cote de popularité soit tombée de 75% à un peu moins de 60%. Depuis, près de 40% des personnes interrogées par les instituts de sondage pensent qu’elle devrait céder la place, même si elles sont encore 45% d’un avis contraire. Dans le même temps son parti, la CDU, subit une érosion dans les intentions de vote. Il est à son plus bas niveau depuis les législatives de 2013.

Pour une femme politique qui a construit son pouvoir sur une prise en compte scrupuleuse des mouvements d’opinion, ces chiffres devraient fonctionner comme un signal d’alarme et une profonde incitation à changer de politique. Or il n’en est rien. Angela Merkel se propose bien de réduire le nombre de réfugiés arrivant ou installés en Allemagne mais elle veut y parvenir sans mettre en cause son credo. Elle dit compter sur l’Europe, sur la Turquie, sur une solution des conflits à l’origine des flux migratoires, sur un durcissement des règles de l’asile, mais elle ne veut pas ériger des barrières, fermer les frontières ou fixer ce fameux « plafond » que lui réclament ses adversaires comme ses amis politiques.

Cet entêtement est d’autant plus troublant qu’Angela Merkel avait habitué ses électeurs à de brusques volte-face, en fonction des changements d’humeur de l’opinion. Certains lui reprochaient même un manque de convictions confinant à l’opportunisme. En 1999, elle n’hésite à « tuer le père » – Helmut Kohl qui l’avait prise dans son gouvernement en 1990 – et par la même occasion à se débarrasser d’un rival – Wolfgang Schäuble – pour se hisser à la présidence de la CDU. En 2005, elle mène une campagne ultra-libérale, laissant même un de ses conseillers, le professeur Paul Kirchhof, proposer de remplacer l’impôt progressif sur le revenu par une flat tax. Elle l’emporte face à Gerhard Schröder mais avec une marge si ténue qu’elle abandonne le libéralisme économique au profit d’une politique plus classique.

Les exemples de cette souplesse programmatique sont nombreux. Angela Merkel se dit favorable au maintien de la conscription mais entérine la suppression du service militaire. Elle est contre une sortie du nucléaire mais du jour au lendemain, à la suite de la catastrophe de Fukushima en 2011, elle décide brusquement la fermeture des centrales nucléaires. En 2013, elle fait campagne contre l’introduction d’un salaire minimum mais quelques mois plus tard accepte la revendication du Parti social-démocrate de créer un SMIC. En juillet dernier, à Rostock, à une jeune Palestinienne en pleurs, scolarisée en Allemagne depuis plusieurs mois et menacée d’expulsion, elle rappelle que la loi c’est la loi.

Comment expliquer alors le revirement de l’automne et la constance de sa position depuis lors ? Jusqu’à maintenant, Angela Merkel n’avait pas donné l’impression d’être habitée par l’Histoire. Or c’est bien dans l’histoire de l’Allemagne comme dans son parcours personnel qu’il faut chercher une tentative d’explication à un engagement qui contraste avec l’habileté politique, pour ne pas dire politicienne, dont elle avait fait preuve pour arriver et se maintenir plus de dix ans au pouvoir.

Le souvenir des deux régimes totalitaires que l’Allemagne a connus à partir de 1933 – le nazisme puis le communisme à l’Est – pèse encore sur les décisions d’aujourd’hui. Le 27 janvier, à l’occasion de la cérémonie officielle commémorant au Bundestag le 71e anniversaire de la libération d’Auschwitz, une rescapée de la Shoah, Ruth Krüger, a loué le rôle « héroïque » d’Angela Merkel dans la crise des réfugiés. Quand la présidente de l’AfD laisse entendre que la police pourrait tirer sur les clandestins qui cherchent à entrer en Allemagne, l’image des Vopos d’Allemagne de l’Est tirant sur les fugitifs remonte immédiatement à la conscience.

Au cours d’une réunion du Conseil européen à Bruxelles, le Premier ministre hongrois a déclaré : « C’est seulement une question de temps pour que l’Allemagne installe des barbelés [à sa frontière]. Alors j’aurai l’Europe que j’estime juste. » Angela Merkel a laissé passer quelques minutes avant de répliquer : « J’ai trop longtemps vécu derrière une clôture pour souhaiter faire à nouveau cette expérience. » Née en 1954 à Hambourg, elle n’avait que quelques mois quand ses parents se sont installés à l’Est. Fille de pasteur, elle devait être la meilleure en classe pour espérer avoir le droit de poursuivre des études sous le régime communiste, et encore pas dans n’importe quelle discipline.

Elle a grandi dans la paroisse de Templin, dans le Brandebourg. Son père n’était pas en rupture avec le régime mais au cours des soirées de lecture on discutait chez lui de Soljenitsyne et de Sakharov. Il était aussi l’aumônier d’un centre pour handicapés. Angela « y a respiré l’empathie comme l’air et l’oxygène », dit le pasteur Rainer Eppelmann, fondateur en 1989 du mouvement Demokratischer Aufbruch (L’Eveil démocratique), auquel s’était jointe Angela Merkel, avant d’adhérer à la CDU. Devant le congrès de son parti, en décembre 2015, elle a prononcé un discours imprégnée de cette culture familiale. « Nous tenons de beaux discours. Nous parlons de valeurs. Je suis la présidente d’un parti chrétien. Un parti qui trouve son fondement dans le « C » de chrétien, c’est-à-dire dans la dignité de chaque être humain donnée par Dieu. Cela veut dire qu’aujourd’hui, nous n’accueillons pas des masses indifférenciées, mais que des individus singuliers viennent vers nous. Ils ont fait 2000 km pour venir chez nous et nous ne leur montrerions pas un visage amical ? »

« Un discours fondé sur les valeurs traditionnelles en faveur d’une politique progressiste », a jugé le journal conservateur Die Welt. La chancelière a fait sienne, raconte le magazine Der Spiegel, une phrase de Vaclav Havel : « L’espoir n’est pas la conviction qu’une chose se passera bien. C’est la certitude qu’une chose a un sens, quelle que soit son issue ». À tel point que des observateurs se demandent si Angela Merkel n’est pas prête à mettre en jeu sa présence à la chancellerie plutôt que de renier sa conviction que l’Allemagne a le devoir de manifester sa culture de l’accueil (Willkommenskultur).

Les prochaines élections générales n’auront lieu qu’en 2017. Mais des échéances plus proches mettront à l’épreuve la politique et l’endurance d’Angela Merkel. Le 13 mars, des élections régionales ont lieu dans trois Länder, la Rhénanie-Palatinat, le Bade-Wurtemberg et la Saxe-Anhalt. Si la CDU n’obtient pas un bon résultat et surtout si elle est sérieusement menacée sur sa droite par le parti xénophobe AfD, l’avenir de la chancelière sera plus qu’incertain. « Nous voulons régler le problème [des réfugiés] et le faire avec la chancelière Angela Merkel, a dit Horst Seehofer, chef de la CSU, le parti frère bavarois de la CDU. Mais en ce qui me concerne, je mets l’accent sur la solution du problème. » Avec ou sans Merkel.