Reconstruire une Europe durable, reconstruire nos citoyennetés edit
Nos villes et nos organisations sociales sont encore debout, mais c’est dans les décombres de nos citoyennetés que nous risquons d’errer, alors que le déconfinement commence à peine à travers le continent, si l'ambition politique de reconstruire une Europe durable ne vient pas soutenir nos âpres et complexes débats économiques.
La discussion des chefs d’Etat et de gouvernement se focalise à juste titre sur la solidarité budgétaire entre Etats membres, sans laquelle rien n’est possible. Pour sortir d’une opposition frontale sur la mutualisation des dettes, la proposition qui semble émerger est de faire du budget européen, doublé en volume par des contributions accrues des Etats membres, l’instrument de solidarité, intervenant de manière différenciée entre pays. Cette solution permet à Angela Merkel de proposer au Bundestag un choix politique courageux, mais plus acceptable dans son pays que l’endettement commun. C’est la traduction directe de son message politique central : « L’Allemagne ne sera pas forte si les autres Etats membres sont faibles ». Encore insuffisante pour le gouvernement italien ou espagnol, qui ont besoin, dans leur propre espace national, que la solidarité européenne s’exprime par une forme de mutualisation de la dette, c’est cependant une solution qui fait avancer la réponse européenne en obligeant à articuler plans nationaux et plan européen de relance.
Ces débats démontrent combien les dirigeants européens doivent consolider l’appui aux décisions communes par le débat politique de leur propre pays, au risque sinon que le résultat de la négociation avec les autres Etats membres ne soit trop éloigné de leurs propres citoyens. Ce faisant, la crise jette une lumière crue sur les différences de vision entre pays du Sud et pays du Nord, mais elle a le mérite d’obliger à un véritable débat politique d’échelle européenne. Il devient alors essentiel, en même temps qu’on débat de son instrumentation à Bruxelles, de le construire comme un projet politique pour les Européens. Et c’est un immense défi.
Aucune analogie ne fonctionne bien pour décrire la crise économique que nous pourrions traverser. Apprendre des erreurs de l’après 2008, d’après les chocs pétroliers des années 1970 et 1980, c’est indispensable. Dans le New Deal, en revanche, il y avait aussi une vision de long terme de réforme profonde de la société, du rôle de l’Etat, et du contrat social. C’est ce nouveau contrat social que nous devons faire émerger. S’il semble particulièrement pertinent, comme le premier ministre espagnol Pedro Sanchez, d’utiliser la référence à la reconstruction de l’après-guerre, c’est autant d’un point de vue économique - parce que la sortie de crise va ressembler à un long processus où on rebâtit à la fois l’offre et la demande - qu’à cause du traumatisme social et politique et de l’immense attente d’un nouveau projet. Un projet de l’ampleur de ce qui a conduit Monet, De Gasperi ou Adenauer à proposer une perspective paradoxale d’union à un continent meurtri et divisé.
Fragmentés par des expériences vécues extrêmement différentes d’une région et d’un pays à l’autre, les citoyens européens ont néanmoins en partage le fait d’être désorientés, peut être encore plus qu’ailleurs dans le monde. Nos systèmes de santé que l’on pensait les meilleurs peuvent être débordés. Les épidémies infectieuses, que l’on pensait confinées en Afrique tropicale comme Ebola ou quelques surgissements limités à l’Asie comme la grippe aviaire, font de nous le continent le plus touché aujourd’hui. La détresse humaine, sociale et économique profonde dans de nombreuses régions en Europe a ébranlé pour nous tous notre confiance dans les institutions. Dois-je faire confiance à ma maire, à mon président de communauté autonome espagnole, à mon ministre de l’intérieur bavarois ou à ma chancelière ? De quel territoire et de quel corps social suis-je le citoyen, moi qui ai maintenant fait l’expérience intime d’être connecté biologiquement avec le Hubei autant qu’avec la Wallonie ? Moi qui suis connecté techniquement par les chaînes logistiques qui m’approvisionnent, ou les avions qui viennent secourir mon système de santé, autant au Maroc, à la Russie ou à Cuba qu’à mon voisin européen ? De qui suis-je solidaire ? Ces questions fondamentales, clairement posées par le philosophe et sociologue Bruno Latour, entrent encore difficilement dans le champ politique.
Bien sûr, l’urgence est à surmonter la crise sanitaire, soutenir l’emploi, et relancer l’économie. Mais sans un projet politique que nous pourrions partager, ce pourrait aussi être extrêmement dangereux. Car, outre la désorientation, la perte de confiance et l’inquiétude face aux incertitudes, les citoyens européens semblent partager également le sentiment de vulnérabilité, notamment face aux dégradations environnementales. Si les relances des Etats membres sont dispersées et ne montrent pas qu’elles traitent, de manière coordonnée, les besoins des citoyens et leurs aspirations à ce que soient réduites nos vulnérabilités et nos inégalités, on poussera un cran plus loin la crise politique qui a suivi la crise financière de 2008 et son traitement partiel.
Le besoin de considérer la santé publique et la protection de l’environnement comme des biens communs à protéger semble traverser toutes les sociétés européennes. C’est pourquoi le Pacte vert pour l’Europe peut constituer un véritable projet pour l’après crise, en mesure de donner du sens à notre trajectoire commune, et à notre solidarité, et encore davantage après la crise. Déjà, les Coréens du Sud viennent de porter leur choix lors des élections récentes sur le parti politique qui porte la croissance verte comme le projet d’avenir. En Chine, la nouvelle étape de modernisation que propose Xi Jinping se nomme « Nouvelles infrastructures », et elle a de bonnes chances de faire progresser la Chine à grandes enjambées en matière de technologies vertes, même si le charbon n’a visiblement pas dit son dernier mot. Il y aurait un risque que l’Europe prenne du retard, mais il y a aussi une opportunité à prendre au mot la Chine : si l’Europe et ses Etats membres choisissent le Pacte vert, alors ils seront en mesure de demander à la Chine d’aller elle aussi au bout de son engagement pour le multilatéralisme et la civilisation écologique en soutenant une initiative renforcée de protection des biens publics mondiaux, tant dans la prévention des pandémies que pour la protection de la biodiversité et du climat.
Mais, pour les citoyens, un tel projet politique ne peut pas se décréter. Il faut s’assurer qu’il se construise au cœur des régions, des Communautés autonomes et Länder, des Etats membres, en étant avant tout à l’écoute des besoins des citoyens pour la reconstruction : chaque territoire aura ses blessures spécifiques, son histoire propre d’avant la crise et sa vulnérabilité particulière révélée par la crise, et ses souhaits d’assurer la résilience de son économie au plus près des citoyens. Le plan européen pour la reconstruction doit partir de ces besoins des territoires, mais il doit aussi assurer la cohérence, l’équité et la solidarité européennes, par des formes nouvelles de mutualisation en matière de risque budgétaire, et en s’assurant que les choix d’investissements futurs sont à la hauteur de l’ambition sociale et environnementale commune. Oui, le Pacte vert est le meilleur projet pour l’Europe sortant de la crise. Mais il ne faut pas laisser à la Commission européenne la responsabilité d’assumer seule politiquement cette indispensable cohérence sociale, environnementale et territoriale. C’est aussi la responsabilité de la société civile et des experts, que d’aider à cette reconstruction à partir des besoins et aspirations des citoyens sans lâcher l’horizon du Pacte vert.
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