À quoi pensent les Chinois? edit
Lorsque les médias ou les experts parlent de la Chine, ils le font généralement dans une perspective géopolitique en considérant l’Empire du milieu comme une entité homogène guidée par ses intérêts stratégiques et tenue par la main de fer de son dirigeant suprême. Et de fait, on parle très peu des Chinois eux-mêmes et de ce qu’ils pensent. Il est vrai que les voix dissidentes étant censurées en Chine, on peut penser qu’il est vain de sonder les reins et les cœurs de ses habitants, le résultat risquant d’être celui d’un pur conformisme, par endoctrinement ou par crainte. Pourtant une grande étude internationale, la World Values Survey, a été conduite en 2018 en Chine et ce papier en présente quelques résultats saillants.
La question se pose évidemment : peut-on se fier aux résultats ? Une telle étude menée en Chine ne peut se faire sans l’aval des autorités, c’est d’ailleurs mentionné dans le cahier des charges de l’enquête. L’enquête de terrain est conduite par une équipe chinoise, en l’occurrence le Center for Public Opinion Research, de l’Université Jiao Tong de Shanghai[i]. L’enquête menée en Chine prend soin également d’éviter de poser des questions « politiquement sensibles » ou qui « sont peu pertinentes dans le contexte chinois ». Par exemple, une question sur le rôle d’Amnesty International n’est pas posée parce que, précise le survey methodology report, « très peu de personnes en Chine ont entendu parler d’Amnesty International ». De même une série de questions sur l’étendue de la corruption dans diverses instances du pays est éliminée car trop politiquement sensible. C’est le cas également de questions sur l’orientation politique ou le vote (puisque « il n’y a pas d’élections pluralistes en Chine »).
On peut évidemment regretter cette autocensure, mais elle présente aussi un avantage. D’une part, il aurait sans doute été difficile d’interpréter les questions « politiquement sensibles », mais surtout celles-ci étant éliminées et l’enquête ayant été avalisée par les autorités et conduite par un institut de recherche chinois, on peut penser que les répondants se trouvent relativement en confiance pour participer à l’enquête. La plupart des questions qui sont traitées ne portant pas d’enjeu politique on peut penser que les personnes interrogées y ont répondu avec sincérité. Or ces réponses aboutissent à des résultats intéressants et parfois surprenants.
N’étant pas du tout un spécialiste de la Chine ni de l’Asie, je me contente dans ce papier d’une présentation purement descriptive. Elle est néanmoins pleine d’enseignements. J’ai choisi de comparer les résultats chinois à ceux de deux nations occidentales, les États-Unis et l’Allemagne (la France ne faisait pas partie de cette vague d’enquête) et d’un autre pays asiatique, la Corée du sud (Il aurait été intéressant de comparer les résultats de la Chine avec ceux de son voisin indien, mais il ne faisait pas partie de l’échantillon de cette vague).
La foi dans le travail et la science
Un des premiers résultats qui ressort, et qui ne surprendra pas trop, est la forte implication des Chinois dans la valeur travail. 83% d’entre eux sont d’accord (tout à fait ou plutôt) avec l’idée que « travailler est un devoir envers la société », et 25% d’entre eux se disent même « tout à fait d’accord » avec cette assertion. Chez leur grand rival américain, l’enthousiasme pour le travail est nettement moins fort : 59% tout à fait ou plutôt d’accord, 14% tout à fait d’accord. Parmi nos quatre pays, seuls les Allemands se rapprochent des score chinois (75% et 18%).
Les réponses à une autre question vont dans le même sens : les Chinois sont de loin les plus réticents à adhérer à l’idée qu’il faudrait à l’avenir réduire l’importance du travail. Ils rejettent deux fois plus souvent cette perspective que les Américains (tableau 1).
Si les Chinois croient au travail, ils croient également très fortement à la valeur de la science et de la technologie pour améliorer leur vie. À la question de savoir si « la science et la technologie rendent nos vies plus saines, plus faciles et plus confortables », ils sont 42% à se dire complétement d’accord (en se situant en position maximale, 10, sur une échelle en dix positions), contre seulement 21% des Américains, 18% des Allemands et 3% des Coréens. S’ils peuvent le faire c’est aussi parce qu’il n’y a en Chine aucune interférence entre la science et la religion, au motif que celle-ci n’exerce apparemment qu’un très faible rôle[ii], ce qui est loin évidement d’être le cas aux Etats-Unis, où 34% des répondants sont d’accord avec la proposition suivante : « chaque fois qu’il y a conflit entre science et religion, la religion l’emporte toujours » (5% des Chinois).
Confiants, égalitaristes mais intolérants
Concernant les valeurs d’égalité et de liberté pour lesquelles, dans une question classique, on demande aux personnes interrogées d’indiquer leur préférence, les Chinois se prononcent assez massivement en faveur de l’égalité, contrairement aux habitants des autres pays : 66% d’entre eux la choisissent de préférence à la liberté, contre seulement 21% des Américains, 33% des Allemands et 35% des Coréens. Notons cependant que ce désir d’égalité ne concerne pas les rapports entre hommes et femmes : une forte proportion de Chinois reste persuadée de la supériorité masculine (50% pensant par exemple que les hommes font de meilleurs dirigeants politiques que les femmes). Sur le plan économique, il est vrai que la Chine est devenue un des pays les plus inégalitaires du Monde ce qui peut alimenter un sentiment d’injustice et le désir d’aller vers plus d’égalité ; mais il est aussi un des pays les moins libres du Monde sans que cela suscite apparemment une demande d’ouverture dans la population.
D’ailleurs, comme le montre le tableau 2, les Chinois approuvent massivement le droit pour le gouvernement de la vidéosurveillance, très largement celui du contrôle des communications sur internet et majoritairement même le recueil systématique d’informations sur les personnes. Sur ces deux derniers points, ils se démarquent très nettement des trois autres pays qui rejettent très nettement ce droit des gouvernements de surveiller étroitement leur population. On peut bien sûr s’interroger sur la sincérité des réponses à ces questions dans un pays totalitaire qui utilise systématiquement ces moyens de surveillance. Néanmoins, si les réponses n’étaient dictées que par un réflexe conformiste par crainte des autorités, il est probable qu’il n’y aurait pas l’écart de pourcentage que l’on constate dans le tableau 2 entre l’acception de la vidéosurveillance (82%) et celle, moins nette, de la surveillance systématique des individus (53%). Ces réponses montrent a minima qu’en réponse à un questionnaire anonyme la plupart des Chinois ne sont pas prêts à prendre le risque d’émettre une opinion critique ou, s’il y a plus de sincérité dans les réponses, que la préoccupation des libertés civiles vient très loin dans l’ordre de leurs valeurs, même si une minorité significative y paraît malgré tout sensible (les 47% de Chinois qui ne reconnaissent pas aux autorités le droit de recueillir des informations sur les personnes à leur insu).
Les Chinois se distinguent également par un niveau très élevé de confiance spontanée dans les autres : 64% disent qu’on peut faire confiance à la plupart des gens (plutôt que de rester prudent dans ses relations avec les autres), contre seulement 37% des Américains, 46% des Allemands et 32% des Coréens. Mais cette confiance spontanée semble reposer en fait sur une sélection drastique des relations sociales acceptables et une très faible tolérance à l’égard de profils de personnes présentant une caractéristique tant soit peu déviante ou simplement différente de l’ensemble de la population. En effet, dans une autre question classique des enquêtes sur les valeurs, on interroge les personnes sur des types de voisins qu’elles ne voudraient pas avoir : des toxicomanes, des gens d’une autre race, des travailleurs étrangers, des gens atteints du SIDA, des homosexuels, des gros buveurs d’alcool, des couples non mariés vivant en concubinage etc. Sur les neuf catégories de personnes citées comme voisins possibles, 46% des Chinois en citent au moins cinq comme voisins indésirables ; c’est le cas également de 29% des Coréens, mais de seulement 5% des Américains et de 2% des Allemands. L’écart est considérable et semble montrer une Chine extrêmement conformiste au regard de ce que sont aujourd’hui les sociétés occidentales où le droit à la différence comme expression de la liberté personnelle est reconnu.
Une certaine tolérance pour la violence privée, une condamnation de la violence publique
La violence privée, dans le cercle familial, est majoritairement condamnée par les Chinois, mais dans des proportions assez nettement inférieures à celles qu’on trouve aux États-Unis ou en Allemagne. Par contre sur ce point les Chinois se rapprochent des Coréens. Par exemple, 80% des Chinois disent qu’il n’est jamais justifiable de battre sa femme, (en se plaçant en 1 sur l’échelle de 10 positions), mais cela veut dire que 20% peuvent trouver, à un certain degré, une justification à un tel geste. Ce n’est le cas que de 11% des Américains (une société réputée violente) et de moins de 5% des Allemands. La tolérance au fait de battre ses enfants est beaucoup plus élevée en Chine : 60% des Chinois peuvent lui trouver, à des degrés variables, une certaine justification (28% des Américains, 23% des Allemands, mais 54% des Coréens). Par contre la violence contre d’autres personnes est beaucoup plus fermement condamnée en Chine qu’aux États-Unis : les trois-quarts des Chinois ne la trouvent jamais justifiable, contre 57% des Américains. Quant à la « violence politique », elle est jugée totalement injustifiable par 80% des Chinois contre seulement 61% des Américains.
Nationalisme
Les Chinois sont fiers de leur pays (à 93%). C’est un sentiment qui est partagé par les habitants des trois autres pays, mais à un degré un peu moindre (79% aux USA, 82% en Allemagne, 81% en Corée). Par ailleurs, sur une question plus engageante, sur le fait d’être ou non prêt à combattre pour son pays, l’engagement des Chinois est nettement plus fort : 90% se disent prêts à le faire contre seulement 61% des Américains et 53% des Allemands.
Je laisse de côté un certain nombre d’autres questions, notamment concernant les valeurs économiques sur lesquelles les écarts sont assez faibles.
Ce tour d’horizon est évidemment assez sommaire et ne peut prétendre en tirer de conclusions très assurées concernant la société chinoise. On peut également toujours avoir des doutes sur la fiabilité d’une enquête menée dans un pays qui prive ses citoyens de la liberté d’expression. Néanmoins, malgré ses réserves, si une impression se dégage, c’est celle d’une société assez homogène et qui semble en phase avec les objectifs que lui affichent ses dirigeants : fierté nationale et engagement pour son pays, foi dans le travail et la technologie, cohésion sociale même si elle se paye d’un déficit de libertés qui paraît accepté. En regard, les pays occidentaux et singulièrement les États-Unis semblent traversés par beaucoup plus de divisions idéologiques ou de valeurs qui les affaiblissent peut-être dans la compétition mondiale avec la Chine. Mais c’est le prix à payer pour la démocratie.
[i] L’enquête a été conduite en face à face dans 50 zones d’échantillonnage (stratification par niveau d’urbanisation et de développement) auprès d’un échantillon de 3036 personnes sélectionnées par tirage aléatoire. Le taux de réponse à l’enquête a été de 62%. Toutes les informations concernant l’enquête sont consultables sur le site https://worldvaluessurvey.org.
[ii] Seuls 16% des Chinois se définissent comme « une personne religieuse », alors que c’est le cas de 59% des Américains, 50% des Allemands, mais seulement 16% également des Coréens.
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