Les retours de Chine de Claudie et Jacques Broyelle edit
Jacques Broyelle vient de mourir en silence. Le silence des autres. Car qui se souvient aujourd’hui des retours de Chine de Jacques et Claudie Broyelle ? C’était il y a un demi-siècle, il est vrai. Une vieille histoire ? On a pourtant rappelé, il y a peu, à la télévision, le rôle qu’avait joué le sinologue Simon Leys dans la critique du maoïsme. Rappelé aussi l’engagement enthousiaste de nombre d’intellectuels européens derrière Mao et sa violente et fanatique « révolution culturelle ». Pour nous contenter de quelques noms, Roland Barthes, Philippe Sollers, Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir, Maria-Antonietta Macciochi – oui, celle qui en 1983 se fit moucher par Simon Leys lors d’une émission d’Apostrophes – étaient tombés dans le panneau.
C’est en 1977 que Claudie et Jacques Broyelle publièrent aux éditions du Seuil, avec leur amie Evelyne Tschirhart, Deuxième Retour de Chine. Le livre fit un certain bruit. Jacques avait été l’un des dirigeants de l’Union des jeunesses communistes marxistes-léninistes, une organisation révolutionnaire maoïste dissoute en juin 1968. Claudie de son côté avait publié en 1976 La Moitié du ciel. Le mouvement de libération des femmes aujourd’hui en Chine (Denoël). Mais deux ans de séjour dans la capitale chinoise, où ils avaient travaillé aux Éditions de Pékin et dans un institut d’enseignement des langues étrangères, avaient dissipé leurs illusions. Leur ouvrage ruinait l’idée d’une démocratie chinoise nouvelle équilibrant les aspirations de la population et la direction du Parti communiste et soulignait les ressemblances idéologiques et institutionnelles de la République populaire de Chine avec l’URSS : réseau de camps de concentration, parti unique et tout-puissant haïssant la liberté individuelle, contrôlant étroitement la vie quotidienne, la presse, l’éducation des enfants, imposant une impitoyable justice dite « de classe », favorisant le culte de Mao Zedong, imposant référence et révérence au marxisme-léninisme, engendrant des luttes à couteau tiré au sein de l’appareil politique dirigeant.
Lors d’une rencontre organisée par la revue Les Temps Modernes, quelques-uns de ceux qui avaient longuement travaillé en Chine comme Michel Magloff, rentré d’une institution de langues étrangères à Shanghai, Xavier Luccioni qui, après avoir enseigné le français, avait travaillé à Pékin-information, Roland et Annette Trottignon (née Wieviorka), eux aussi revenus d’un long séjour en Chine (1974-1976) où ils avaient enseigné, manifestèrent chacun à leur manière leurs désaccords avec les époux Broyelle. Contrairement à ces derniers, ils n’avaient pas encore remis en cause – pas aussi radicalement qu’eux en tout cas – le « maoïsme ». Claudie et Jacques Broyelle découvraient en revanche, sans en employer le terme, le totalitarisme.
Le moins qu’on puisse dire est que les expériences des uns et des autres ne se recoupaient pas. Annette Wieviorka reviendra sur cette époque, bien plus tard, avec une formule saisissante : « Je vivais sur l’image d’une Chine qui n’existait pas » (Le Monde, 13 mars 2021). Les Broyelle furent accusés de ne s’être imprégnés ni des réalités tiers-mondistes de la Chine d’alors, ni de son histoire. Leur vision avait conduit à cette conséquence affreuse que même le socialisme, chinois ou pas, était rejeté ! Les Broyelle niaient l’opposition des systèmes chinois et soviétique, alors que leurs interlocuteurs opposaient l’URSS, société bloquée, à la Chine, dont la vivacité et l’originalité étaient confirmées par la Révolution culturelle des années précédentes.
Pour les Broyelle, la Chine avait certes changé mais pour le pire – les camps, les prisons, les déportations déguisées de centaines de milliers de jeunes, les humiliations publiques, l’exigence fanatique d’une soumission aux partisans de Mao, tels avaient été les fruits de la « révolution culturelle ». Et si on laissait la bride sur le cou de quelques-uns, c’était purement conjoncturel et comparable à ce que Khrouchtchev avait fait avec Soljenitsyne quand en 1962 celui-ci avait pu publier Une journée d’Ivan Denissovitch dans la revue Novy Mir.
Suivirent d’autres livres comme Le Bonheur des pierres (Seuil 1978), une sorte de journal, de recueil de réflexions sur leur engagement politique et leur part de responsabilité : ils s’étaient trompés et l’assumaient. Ils s’étaient trompés et n’avaient pas été trompés (« Huis Clos à Pékin », Le Monde, 25 mai 1978).
Deux ans plus tard, Apocalypse Mao (Grasset, 1980) réintroduisait une dimension historique dans cette réflexion sur le « legs maoïste qui se résumait en quelques mots simples : la terreur, la faim, le saccage de la jeunesse ». Le « Grand Bond en avant » avait, dans les premières années du régime, causé trois ans de famine et 20 millions de morts. La pompeusement nommée « Grande Révolution culturelle prolétarienne », comme l’attestait un document interne au PCC, avait fait environ 100 millions de victimes, brutalisées, mortes, jetées en prison, envoyées au laogai (l’équivalent du goulag) ou réduites au chômage et à la mendicité. Quant à la jeunesse saccagée, elle le fut en effet avec des études « sacrifiées sur l’autel des utopies » et des exils intérieurs forcés dans des campagnes reculées.
L’anti-communisme était revendiqué et… documenté. Le mouvement qui y avait mené passait aussi par une meilleure compréhension du marxisme qui, bien que coupable, innocentait le marxiste et était aveugle au rapport particulier qu’eux-mêmes, les Broyelle et leurs jeunes amis militants maoïstes, avaient entretenu « dans et par le marxisme avec une certaine idée de l’absolu », comme ils l’écrivirent dans « Nous sommes tous des Chinois » (Le Monde, 20 janvier 1978). Quelques esprits exaltés ou naïfs comme le Père Cardonnel protestèrent (Le Monde, 15 mars 1978). Mais, notamment grâce à la lucidité retrouvée de Claudie et Jacques Broyelle et quelques autres, la rupture se consommait entre la majorité des intellectuels français et le marxisme-léninisme.
C’est ainsi, contre le relativisme historique marxiste, que les Broyelle redécouvrirent le Bien et le Mal.
On les vit avec André Glucksmann et Bernard Kouchner appeler à l’aide aux boat people vietnamiens.
On les vit honorer la pensée d’Albert Camus et se ranger rétrospectivement à ses côtés dans sa polémique avec Sartre sur les camps de concentration soviétiques. En 1982, Les Illusions retrouvées. Sartre a toujours raison contre Camus (Grasset), Jacques et Claudie Broyelle réagissaient à la victoire de l’Union de la gauche en dénonçant ses illusions retrouvées envers le « camp socialiste », qui restait porteur d’une société totalitaire depuis longtemps dénoncée par Raymond Aron, Arthur Koestler et Manès Sperber.
Plus de quarante ans se sont écoulés depuis la parution de ce livre. Ce n’est pas une vieille histoire comme on se le demandait plus haut. Et pour son rôle de précurseur, donc, et pour son actualité brûlante – car s’ils changent d’allure, les totalitarismes et les illusions dont on les pare continuent d’exister – il faut saluer le travail accompli par Jacques et Claudie Broyelle.
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