Ce que l’argent ne peut acheter edit

16 mars 2016

Deux ouvrages, parus à une quinzaine d’années de distance, portent le même titre : What Money Can’t Buy. Dans le premier (chronologiquement), la sociologue Susan Mayer soutient que pour aider au mieux les familles il convient de développer les services plutôt que de verser des prestations monétaires. Dans le second, le philosophe Michael Sandel se demande si tout peut être commercialisé, vendu ou acheté. Au regard des exemples pris par Sandel il semble bien que la réponse soit, techniquement, positive. Ce n’est pas encore le cas légalement. Et moralement, soutient Sandel, il ne faudrait pas passer de l’économie de marché à la société de marché. Si les deux ouvrages se distinguent en ambition et portent sur des périmètres relativement différents (l’un sur l’orientation des politiques familiales, l’autre sur la marchandisation du monde), tous les deux apportent des éclairages importants sur la nature de l’argent et des inégalités.

L’argent ne fait pas l’éducation

Dans son livre paru en 1997, Mayer, sociologue à l’Université de Chicago, soutient une thèse en deux points. Tout d’abord, les caractéristiques des parents à prendre en compte dépassent largement leurs seuls revenus pour savoir s’ils élèvent bien leurs enfants et, partant, pour prédire si ces derniers s’en sortiront bien dans la vie. En conséquence, verser, dans le contexte socio-économique américain actuel (qui demeure un contexte d’abondance), plus d’argent aux familles défavorisées n’aiderait pas vraiment leurs enfants. Pour les économistes, des revenus supplémentaires vont toujours améliorer le bien-être d’une famille. Il est, en outre, généralement convenu que l’effet du revenu parental sur le bien être d’un enfant est statistiquement non linéaire : un dollar additionnel aidera plus un enfant pauvre qu’un enfant riche. Si c’est le cas, transférer des revenus des riches vers les pauvres aidera plus l’enfant pauvre que cela ne gênera l’enfant riche. Cependant, pour Mayer, le problème est beaucoup plus compliqué. Le niveau d’amélioration du bien-être des membres d’une famille dépend fortement des compétences et des préférences des individus qui contrôlent les montants additionnels éventuellement attribués au ménage. Dans les familles qui comportent des mineurs ce sont toujours les parents qui ont le pouvoir sur cet argent.

L’investigation de Mayer porte sur ce qu’elle appelle le « véritable » effet du revenu. Il s’agit de savoir si le niveau de revenu des parents affecte directement les chances des enfants, ou bien si les facteurs qui expliquent la faiblesse des revenus de certains parents entravent les chances de leurs enfants. Mayer signale que son travail porte sur des ressources supplémentaires, sur de l’argent en plus. La question n’est pas celle des revenus dans l’absolu, mais celle de l’augmentation des ressources monétaires pour les familles américaines qui, même avec les transferts sociaux, en sont actuellement relativement dépourvues. L’auteur rappelle que quand des revenus supplémentaires permettent de prévenir la faim ou l’insécurité, ou quand ces sommes peuvent autoriser l’achat de médicaments, alors cet argent peut produire de véritables bénéfices pour les enfants. Cependant, aux Etats-Unis où la plupart des familles pauvres ont la possibilité de subvenir à leurs principaux besoins – à tout le moins à leurs besoins fondamentaux – à travers des prestations sociales publiques et privées la question n’est que très rarement de savoir si des allocations plus généreuses permettent de subvenir à des nécessités basiques mais plutôt de savoir si les biens que les familles peuvent se procurer avec ces revenus supplémentaires améliorent les conditions et les opportunités de leurs enfants.

Selon les conclusions de Mayer, doubler le revenu de parents pauvres n’aurait que peu d’effets sur les trajectoires de leurs enfants. Elle observe que quand les parents ont plus d’argent à dépenser, ils dépensent ces ressources supplémentaires en nourriture (spécialement au restaurant), en agrandissement de la taille du logement, en vêtements, et en augmentation de la quantité et/ou de la qualité du parc automobile. Par suite les enfants peuvent ainsi être mieux logés et mieux nourris, mais pas nécessairement mieux éduqués ni mieux préparés à des emplois stables et convenablement rémunérés.

La plupart des biens qui bénéficient fortement aux enfants, comme les livres ou les sorties éducatives en famille, sont d’un coût si peu élevé que leur consommation dépend plus des goûts et des dispositions que des revenus. L’argent seul, à partir du moment où les besoins basiques des enfants sont couverts, ne permet de leur procurer ni le soutien matériel ni le bien-être psychologique dont ils ont besoin pour réussir, qu’ils soient riches ou pauvres. D’ailleurs Mayer rappelle que les enfants pauvres voient des médecins presque aussi fréquemment que les enfants d’autres horizons sociaux et qu’ils visitent un petit peu plus souvent des musées. Les faibles différences entre classes sociales en ce qui concerne la nature des consommations pour les enfants s’expliquent d’une part par le pourcentage plus important du budget des ménages défavorisés consacré à leurs enfants et d’autre part par l’existence de subventions et prestations qui leur permettent un accès relativement aisé à des services sanitaires ou culturels.

Mayer avertit que ces résultats ne doivent pas être compris comme une invitation à des coupes dans les budgets sociaux. Les programmes de soutien monétaire ont été, selon elle, plutôt des succès car ils permettent de maintenir un niveau de vie décent pour de nombreux enfants pauvres. La question est de savoir dans quelles directions investir pour améliorer encore leurs conditions et leurs opportunités. Pour Mayer si on veut s’attaquer aux racines de la pauvreté il faut faire plus en ce qui concerne les questions non monétaires. Elle en appelle donc à des interventions publiques plus massives en ce qui concerne le soutien aux parents dans leur rôle de parent. À l’augmentation des prestations sociales, elle préfère largement des investissements dans les services aux parents.

Pour Mayer, le « véritable » effet de revenus supplémentaires serait très faible. Cette conclusion est contraire aux analyses traditionnelles sur la place de l’argent dans la société industrielle. En effet des investigations sociologiques avaient conclu au début des années 1970 que l’argent pouvait même « acheter » le bonheur. Cette position est d’ailleurs soutenue dans un texte classique au titre duquel celui de Mayer fait explicitement contrepoint : Lee Rainwater, What Money Buys. Inequality and the Social Meanings of Income (New York, BasicBooks, 1974).

 

L’argent ne saurait tout acheter

Michael Sandel, qui ne cite ni Rainwater ni Mayer, serait certainement en total désaccord avec les observations du premier et probablement en assez large accord avec la critique de Mayer à l’égard des effets positifs supposés de l’argent. Dans son ouvrage, le philosophe de Harvard ne propose pas une étude systématique mais, d’abord, un ensemble de constats qui lui permettent de s’interroger sur les rapports entre morale et marché. Il note qu’aujourd’hui (nous ne sommes plus à l’époque de Rainwater, ni même à celle de Mayer) tout est effectivement ou potentiellement à vendre.

Il en va ainsi, aux Etats-Unis, de l’admission dans les grandes universités privées ou, dans les prisons, de cellules de meilleure qualité. Il en va aussi de droits d’immigrer (si l’on peut investir 500 000 dollars). Il en va, ailleurs, de l’autorisation de tuer un rhinocéros. On peut aussi vendre ou louer une partie de son corps : ce sont les mères porteuses ; les ventes d’organes ; les tatouages publicitaires. Il est également possible de se faire payer pour perdre son temps à la place d’un autre dans les files d’attente. Des mécanismes payants de coupe-files se généralisent ainsi, outre-Atlantique, dans les attractions comme dans les services publics. Certains programmes sociaux, avec leurs vertus et leurs défauts, paient les enfants pour lire des livres. Bien entendu tout ceci n’est pas forcément toujours neuf. Mais ces dispositifs donnent lieu désormais à des marchés organisés, le plus souvent parfaitement légaux, qui s’étendent. Sandel observe que les marchés et les valeurs du marché en sont venus à gouverner nos vies comme jamais auparavant.

À la rigueur on pourrait se demander ce qu’est le problème. Sandel en souligne deux. Bien évidemment la marchandisation généralisée pose un problème d’inégal accès aux biens et services qui auparavant étaient soit gratuits soit à tarifs forfaitaires. Le deuxième problème est davantage préoccupant. Sandel parle de corruption. Non pas d’illégalité, mais, pire peut-être, de déchéance des choses et des actes. La marchandisation laisse des marques. Elle transforme les fondamentaux de la générosité, de l’amitié ou de la citoyenneté. « Mettre un prix sur les choses bonnes peut les rendre mauvaises ». Payer des mercenaires, sur un plan similaire, ce n’est pas la même chose que mobiliser des citoyens militaires. Acheter un discours de mariage ce n’est pas s’impliquer pour le rédiger. Être rémunéré, publiquement, pour avoir de bonnes notes à l’école ou pour arrêter de fumer, c’est valoriser l’argent avant de célébrer l’action ou le résultat.

Et Sandel de s’interroger : jusqu’où doit-on accepter d’aller ? Pourra-t-on un jour vendre, officiellement, son vote, voire ses enfants ? Il est bon, note le philosophe, que les transactions soient libres. Mais certaines sont, pour le moins, moralement embarrassantes. La multiplication des incitations perverses aboutit à la corrosion des valeurs. Quand la contravention (d’ordre social ou pénal) devient uniquement facturation (d’ordre commercial), il n’y a plus là qu’un rapport marchand. « Quand une contravention, écrit Sandel, se transforme en facturation, c’est du lien social qui se transforme en lien commercial ». Critique des libertariens et des libertaires, le philosophe se félicite de vivre dans une économie de marché (gage d’efficacité). Mais il se défie d’une société de marché.

Saisissant dans sa capacité à capter l’air (pas encore totalement marchandisé) du temps, Sandel est moins convainquant lorsqu’il propose. Il veut revenir à une « vie bonne » et pour cela propose uniquement un « grand débat ». L’appel optimiste à la vertu a des limites. Les critiques des incitations financières sont, par ailleurs, peut-être trop poussées. L’ouvrage n’en reste pas moins très intéressant. L’ensemble de sa démonstration rappelle une formule (à paternité incertaine) : tout ce qui a de la valeur n’a pas forcément un prix ; et tout ce qui a un prix n’a pas forcément de valeur. Sandel ajouterait : tout ce qui passe de gratuit à doté d’un prix perd souvent de la valeur.

Chacun à sa manière Mayer et Sandel remettent l’argent à sa place. La sociologue en tire des recommandations plus directement opératoires, mais le philosophe met le doigt sur un ensemble de problèmes plus vastes quant à la place du marché dans une société qu’il veut démocratique et juste.

Susan E. Mayer, What Money Can’t Buy. Family Income and Children’s Life Chances, Cambridge, Harvard University Press, 1997.

Michael Sandel, What Money Can’t Buy. The Moral Limits of Markets, New York, Farrar, Straus and Giroux, 2013.  Traduit sous le titre Ce que l'argent ne saurait acheter. Les limites morales du marché, Paris, Le Seuil, 2014.