Les artistes victimes d’Internet edit
« Je me moque complètement d’Internet, ce sont les artistes qui m’intéressent ! » s’exclame Philippe Ogouz, président de l’ADAMI (société civile pour l’administration des droits des artistes et musiciens interprètes), lors des Rencontres européennes des artistes à Cabourg les 10 et 11 décembre 2009. « Pourrons-nous encore vivre de nos métiers dans 20 ans alors que la précarité des artistes ne cesse d’augmenter ? Les artistes sont les grands perdants du numérique. » Est-ce bien vrai ?
Selon une enquête effectuée auprès de musiciens membres de l’ADAMI en 2008, 84 % d’entre eux considèrent qu’Internet n’a pas augmenté leurs revenus issus de la musique enregistrée, et pour 77 % d’entre eux n’a pas amélioré leurs revenus sur scène. Parallèlement, une forte majorité estime que le piratage a eu un effet très ou assez négatif sur la vente de leurs CD, 3 % seulement estimant qu’il a eu des effets positifs – ruinant l’argument souvent entendu du piratage qui « booste » les ventes.
Un malheur ne vient jamais seul. Dans le feu d’Hadopi, l’image des artistes s’est ternie. Cette loi a organisé en effet un clivage inédit dans les annales des politiques culturelles : d’un côté, les artistes plutôt pro, et, de l’autre, les internautes rageusement anti. Pour une fois, les artistes ne marchaient la main dans la main avec la gauche et bien au contraire, semblaient se ranger, aux yeux des internautes, du côté des prédateurs. Le soutien empressé apporté à Roman Polanski par le ministre de la Culture a provoqué une réponse cinglante sur la Toile. L’auteur de l’article intitulé « L’affaire Mitterrand ou la place de l’artiste dans la hiérarchie des hommes » (Numérama, 8 octobre), article qui a fait le tour du Net , s’indigne : « Pour une raison qui nous échappe « l’artiste » bénéficie en France comme souvent ailleurs dans le monde d’un statut privilégié. Il n’est pas tout à fait un homme, il est d’abord « artiste ». Et au nom de cette différence dont la raison profonde nous échappe, le gouvernement permet tout ». Cette interpellation, ainsi que les propos venimeux contre les stars du show biz lors de la querelle Hadopi (voir sur Telos mon article Hadopi et utopies du 9 juillet 2009), étaient inconcevables il y a quelques années, tant ces métiers ont joui d’une aura dans le wonderland de « l’exception culturelle ».
Un regard aiguisé révèlerait sans doute le mal porté à ce milieu par la peoplisation à outrance de quelques-uns de ses membres. Les stars icônes dépeintes par Edgar Morin dans les années 50, silhouettes et visages sublimés, ont disparu au profit du modèle de l’artiste « proche des gens » qui favorise l’identification – cette quête de proximité autorisant des intrusions sans limites dans l’espace privé. « Les pauvres, ils ont les mêmes joies, les mêmes faiblesses et les mêmes malheurs que nous » pense le lecteur de la presse people. La captation en temps réel de leurs allers et venues, de leurs bonheurs et déconvenues, de leurs vacances, shopings et maladies est amplifiée par le Net et la participation zélée des photographes amateurs relayant les paparazzi. Des nouvelles de Johnny ? Immédiatement, des millions de clics s’envolent. La curiosité et l’empathie du public, cependant, cohabitent avec un certain mépris à l’égard de la presse populaire et de ceux qui y livrent en pâture leur image avec complaisance : dès les années 50, les travaux ethnographiques de Richard Hoggart sur les milieux populaires attestent de cette ambigüité.
Ainsi, Internet, pour le moment, n’a pas rempli les espérances économiques placées en lui. Simultanément, le débat Hadopi a avivé les sentiments complexes qui entourent les idoles du show biz. Au final, l’agitation des internautes a ébranlé la légitimité assignée depuis des lustres au statut d’artiste, faisant de l’immense majorité des créateurs des victimes collatérales d’une dénonciation qui, de fait, ne concerne qu’une infime fraction d’entre eux – dans l’étude de l’ADAMI, les « stars » issues de la musique populaire ou les interprètes du classique hors pair, définis ici par un revenu annuel supérieur à 60 000 euros, ne forment que 5 % des musiciens.
La révolution technologique aurait-elle été une chimère pour les artistes ? Une telle affirmation est peut-être exagérée. Internet a à l’évidence amplifié la circulation des œuvres et stimulé les pratiques culturelles. Par ailleurs, s’il ne nuit pas aux sorties, il opère comme un prescripteur qui oriente vers les théâtres, les concerts, les salles de cinéma. Une nette différence existe entre le cinéma et la musique. Le premier, pour faire front à l’arrivée du numérique, a depuis une dizaine d’années accru et diversifié sa production et l’a accompagnée d’intenses efforts de promotion. Comme, de surcroît, l’écran d’ordinateur est mal adapté pour visionner des films, le cinéma est moins touché par le cyclone Internet. La musique, par contre, est beaucoup plus vulnérable et subit de plein fouet les effets de la révolution numérique. Le streaming, solution qui peut se substituer au piratage, ne rapporte pas grand chose aux artistes. Les plates-formes rémunèrent les ayants droit en fonction des recettes publicitaires qu’elles perçoivent, donc en fonction de sommes fort modestes. De plus, 50 % de ces revenus seraient redistribués en faveur des producteurs qui, eux, savent négocier au mieux leur catalogue.
A Cabourg, une rumeur a frappé les esprits, emblématique de l’ampleur du désastre pour les artistes : Lady Gaga, la sulfureuse diva de la pop, multi primée en 2009, aurait touché seulement 136 euros après avoir été cliquée un million de fois sur un site de streaming ! Autrement dit, le Net se révèle un démultiplicateur de popularité (en particulier pour des artistes starisés), ou un facteur de visibilité (pour les artistes de l’ombre) : mais pas une source de revenus directs. Et les joies qu’il procure sont ailleurs : dialoguer avec son public, en élargir la taille, échanger avec des professionnels (environ 80 % des musiciens portent ces appréciations). Au final, personne n’a entonné le refrain trop usé « du nouveau modèle économique à inventer ». Par contre, les artistes ont, classiquement, réaffirmé la nécessité de s’unir contre les « gros » – les fournisseurs d’accès, les moteurs de recherche, et les majors des industries culturelles. Ils auraient pu ajouter : le souci de faire de la pédagogie auprès des internautes.
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