Quand TF1 perd ses couleurs edit
Une étude prospective publiée par le CSA en février sur l’évolution du marché publicitaire encouragerait, timidement, à l’optimisme pour le devenir du géant français de l’audiovisuel. Les recettes disparues de France-Télévisions, entre 200 et 400 millions selon les estimations, iraient intégralement dans la besace des chaînes privées, grâce à une réglementation favorable (merci au décret du 19 décembre 2008) et à l’attractivité de l’auditoire de la télévision privée pour les annonceurs (public plus jeune que celui de France-Télévisions). Les mauvais résultats de TF1 en 2008, baisse de 3 % des recettes publicitaires, pourraient n’avoir été que passagers. Mais les résultats de janvier 2009 (-19 % de recettes publicitaires par rapport à janvier 2008) et le verdict du Palais Brongniart (la capitalisation boursière de M6 dépasse aujourd’hui celle de TF1) laissent entrevoir un avenir sombre pour la chaîne. Risquons un pronostic.
D’abord, la perte d’influence. La part d’audience de TF1, qui était de 41 % au moment de sa privatisation à la fin des années 80, n’a cessé de se dégrader pour atteindre 27% en 2008. La raison, évidemment, tient à l’envolée d’une concurrence que les pouvoirs publics, État et CSA, ont soutenue et que l’innovation technologique a galvanisée. La mort de la Cinq commerciale en 1992 lui a donné un petit répit, mais la mise en place de deux chaînes publiques (Arte en 1992, puis France 5 en 1994) et surtout l’arrivée des bouquets satellite et du câble à partir de 1996 ont eu raison de sa superbe. Au début des années 2000, sa part d’audience tombe à 32 % du paysage hertzien. Le lancement des chaînes en numérique hertzien en 2005 accentue encore sa chute. En très peu de temps les nouvelles chaînes de la TNT ont su conquérir un public : en 2008, 24 % de part d’audience pour les foyers qui la reçoivent, et 11 % en moyenne sur l’ensemble du territoire. Un malheur ne venant jamais seul, sa chaîne d’info, LCI, ne figure pas dans le bouquet gratuit autorisé par le CSA en 2005 : I-télé et BFM-TV lui furent préférées, au nom du pluralisme des opérateurs.
Cette dégradation d’audience néanmoins ne s’est pas traduite par un déclin similaire sur le marché publicitaire. En effet, à partir de 2000, la réglementation rend plus restrictive la collecte de la publicité sur les chaînes publiques. Surtout, le marché accorde une prime au leader : ainsi en 2007, bien que détenant 30 % de part d’audience des chaînes hertziennes historiques, TF1 capte encore près de 50 % de ses recettes publicitaires. Ce leadership, c’est l’arme secrète de TF1.
Secrète, mais fragile. Maintenir une stature de leader a un prix. Le coût de grille de TF1 ne cesse d’augmenter à une allure qui dépasse même France 2 (+ 43 % entre 1998 et 2007, contre + 39 %). Pour prendre une comparaison avec M6, sa principale concurrente sur le marché publicitaire : en 2007, la grille de TF1 coûte plus de trois fois celle de M6 (1 milliard d’euros contre 300 millions d’euros), pour une différence d’audience d’un peu plus de 2,3 (27 % contre 11, 5 %), et une différence de recettes publicitaire de 2,5 (1,7 milliard contre 676 millions). La rentabilité de M6 est ainsi bien supérieure à celle de la chaîne leader. La compétition pour les programmes attractifs en exclusivité (foot et cinéma), et dans une moindre mesure les fictions TV, aboutit à une surenchère et TF1, finalement, dispose d’une marge de manœuvre limitée pour négocier le prix de certains programmes. Mettre davantage de fictions étrangères en première partie de soirée, développer les programmes de jeux et de téléréaélité (programmes beaucoup moins chers que la fiction française), réduire les prix de l’information, renouveler ses têtes d’affiche : TF1 a tout essayé pour améliorer sa rentabilité tout en jouant la course en tête. En vain.
Point extrême de vulnérabilité : les investissements dans la fiction télévisée française. TF1 finance généreusement ce genre télévisuel qui lui a permis d’engranger ses meilleures audiences jusqu’en 2006. Ainsi, en 2007, elle a dépensé 160 millions d’euros dans la fiction, produisant 256 heures, alors que la même année, M6 engageait seulement 20 millions d’euros pour fabriquer 41 heures, et remplissait ses obligations d’investissement dans des œuvres audiovisuelles en finançant des magazines d’information ! En 2007, sur toutes les chaînes, la fiction française a perdu de son pouvoir d’attraction au bénéfice des séries américaines (voir notre article Desperate French TV de juillet 2008) et c’est la série Les Experts qui procure aujourd’hui à la grande chaîne ses scores d’audience.
Ces éléments donnent la mesure de l’essoufflement du modèle économique de TF1… dont la place de leader s’est presque transformée en handicap.
Avec la suppression de la publicité sur les chaînes publiques, TF1 a remporté une lutte qu’elle mène depuis sa privatisation. Déjà, en 1993, TF1 avait engagé une plainte auprès de la Commission européenne contre le pôle de télévisions publiques au nom d’une distorsion de concurrence sur le marché publicitaire. La chaîne n’a cessé d’exercer sa pression sur les institutions communautaires et françaises pour faire invalider le mode de financement mixte de l’audiovisuel public français. Là aussi en vain, jusqu’au projet de réforme audiovisuelle de Nicolas Sarkozy.
A priori, la loi de février 2009 est une aubaine pour la grande généraliste et la suppression de la publicité sur les chaînes publiques peut amortir son déclin. TF1 essaiera encore de réorienter sa grille vers des émissions moins coûteuses, et tentera de rafraîchir une grille bien usée. Toutefois, pour les télévisions historiques qui ont capitalisé sur un public de masse, les virages de ligne éditoriale s’effectuent en courbe lente et s’étalent sur des années avant d’être éventuellement couronnés de succès. De fait, la manne publicitaire dégagée, déjà amoindrie par la crise économique, va surtout doper le développement des chaînes nouvellement entrantes. La plupart de celles qui « gagnent » sur la TNT sont des mini-généralistes. Elles offrent une programmation à base de séries, presque toujours américaines, de documentaires et de magazines, et parfois d’un zeste d’information d’actualité. Composée de programmes en rediffusion et d’émissions de plateaux, leur grille n’est pas coûteuse et elles attirent un public plus jeune et plus CSP + que les chaînes historiques. Qui sont-elles ? TMC (détenu à parité par le groupe TF1 et le groupe Berda), W9 (groupe RTL), Direct 8 (groupe Bolloré). De fait, elles avancent sur la voie tracée par M6 : progresser en audience par des émissions décalées et porteuses d’image, tout en pratiquant une maîtrise de fer du coût de grille.
TF1, quant à elle, risque fort d’être prise en ciseau entre, d’une part, les investissements que suppose le modèle lié à son histoire et inscrit dans son cahier des charges – haut niveau d’information, contenus inédits, obligations de production – et, d’autre part, un marché publicitaire sur lequel les joueurs sont de plus en plus nombreux et agressifs. Peut-elle parier sur une dérégulation ? La convention qu’elle vient de signer avec les producteurs définissant ses engagements dans les commandes « d’œuvres patrimoniales » a été fixée au niveau plancher de ses dépenses des dernières années, mais cet assouplissement est minime. Peut-elle plaider un allègement de son cahier des charges ? À la suite des décisions sur l’hertzien numérique, elle a obtenu une autorisation d’émettre jusqu’en 2022. Son prochain rendez-vous avec le CSA sur ses règles de diffusion se profile donc très loin à l’horizon. D’ici là, c’est dans un cadre juridique établi à l’époque de sa splendeur qu’elle devra défendre sa position de chaîne leader : pour le meilleur comme pour le pire.
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