La gauche au piège de la subjectivité edit
Je suis un homme blanc privilégié et, pendant une grande partie des vingt dernières années, j’ai écrit sur des personnes et des questions dont je n’ai pratiquement aucune expérience personnelle. J’ai écrit un livre sur l’aliénation politique ressentie par les communautés dites « laissées pour compte » et un autre sur la race et la condition des minorités ethniques au Royaume-Uni.
À mes débuts, ma légitimité à traiter de ces sujets n’était... pas un sujet. En 2011 encore, on m’a demandé de réaliser une émission de radio sur l’évolution politique des minorités ethniques et personne alors n’a pensé à remettre en cause mon droit à le faire en raison de ma couleur de peau.
Pour le meilleur ou pour le pire, cela aurait beaucoup moins de chances de se produire aujourd’hui. Je viens d’être nommé membre d’une commission officielle chargée de lutter contre toutes sortes de discriminations, dont je ne serai jamais moi-même victime. Certaines personnes se sont plaintes que mes origines sociales me rendent incapable de faire correctement mon travail.
J’espère prouver à ces sceptiques qu’ils ont tort, mais il y a là un point important. L’expérience personnelle est, bien sûr, très importante pour se forger une opinion. Pour prendre un exemple d’actualité, je remarque que les amis qui ont soufert d’une forme grave de Covid-19 ont tendance à être plus favorables à des mesures de confinement sévères que ceux qui ne l’ont pas eu, ou n’ont subi qu’une forme légère.
L’expérience personnelle est une sorte de connaissance. Mais elle est aussi très contraignante et même trompeuse. C’est pourquoi, dans une discussion, accuser quelqu’un de donner des arguments anecdotiques est généralement une insulte. Votre propre expérience est une partie de la vérité mais, généralement, une petite partie.
Lorsque nous parlons de grandes choses abstraites, comme la société ou l’économie, nous n’irions pas très loin en nous fondant uniquement sur notre propre expérience directe. Nous avons besoin de faits, de données fiables, d’éléments objectifs qui nous permettent d’avoir une vue d’ensemble. Nous pouvons certes sélectionner les données en fonction de nos propres intérêts ou de notre vision du monde - il est en effet presque impossible de ne pas le faire - mais au moins nous faisons un certain effort pour utiliser l’appareil de l’objectivité : la logique et les preuves.
Notre connaissance du monde est généralement une sorte d’équilibre entre l’expérience personnelle et les idées abstraites. Or je soutiens, peut-être pas de façon très originale, que ces dernières années, l’équilibre a basculé du domaine de l’objectif vers celui de l’expérience personnelle.
Je le répète, ce n’est pas toujours une mauvaise chose. Une des raisons pour lesquelles nous voulons que nos institutions soient au moins quelque peu représentatives de notre société est que nous reconnaissons l’importance des différentes expériences du monde : femmes, homosexuels, minorités ethniques, etc. Et le fait de permettre aux personnes, en particulier celles qui appartiennent à des groupes dont la parole n’était pas entendue jusqu’ici, de parler pour elles-mêmes plutôt que d’être représentées, est évidemment un pas en avant.
Je viens d’écrire un livre intitulé Head, Hand, Heart qui soutient, entre autres choses, que les personnes dotées d’un certain type d’intelligence académique/analytique ont été trop dominantes dans nos institutions et qu’il nous faut donner plus de place à d’autres aptitudes, intelligences et expériences.
Mais l’accent mis sur la primauté de l’expérience subjective, et l’autorité qu’elle est censée conférer, peut également aller trop loin. À l’extrême, elle pourrait remettre en question une grande partie de l’art et de la littérature. Par exemple, Taffy Brodesser-Akner peut-elle écrire en toute sincérité sur la vie sexuelle du personnage principal masculin de son roman Fleishman is in Trouble?
Cela peut sembler un exemple idiot, après tout : si elle ne pouvait pas entrer de façon plausible dans la tête d’un homme, personne n’aurait acheté son best-seller. Pourtant, un subjectivisme assez extrême est en marche. Considérez la polarisation actuelle de l’Amérique avec des forces pro et anti-Trump ayant non seulement des opinions différentes mais sélectionnant des faits différents pour qu’ils correspondent à leur expérience.
La gauche politique identitaire donne souvent la priorité à l’expérience sur les données. En effet, la politique identitaire (identity politics) est en partie fondée sur l’autorité de celui qui dit quelque chose, plutôt que sur ce qu’il dit. Et ce n’est pas un phénomène marginal : les nouvelles directives de la BBC sur le « langage raciste » demandent au journaliste de considérer qui dit les mots.
L’autre source de ce nouveau parti pris en faveur de l’expérience individuelle comme source de connaissance et d’autorité est certainement les médias sociaux. Les nouvelles formes de communication publique ont chassé les anciens gardiens des médias d’élite et donné à tous ceux qui le souhaitent l’accès à la place publique. Poiur le pire, parfois : aujourd’hui, les théories du complot semblent concurrencer à peu près à égalité les faits bien établis dans une information libre pour tous.
Le parti pris de l’expérience personnelle associé aux médias sociaux s’est également infiltré dans des formes de médias plus traditionnelles. Les programmes d’information rigides mais autoritaires de ma jeunesse ont cédé la place à des informations beaucoup plus axées sur l’émotion et l’intérêt humain, ce qui n’est que trop évident au plus fort de la pandémie.
Et nos écoles ne sont pas non plus à l’abri. J’ai récemment été invité à parler du mouvement Black Lives Matter à la des lycéennes d’une école privée pour filles dans le nord de Londres. J’ai présenté ce que je considère comme un argumentaire sceptique de gauche à propos de deux grandes hypothèses associées au mouvement BLM, à savoir, premièrement, que peu de choses ont changé pour les Noirs au cours des quarante dernières années et, deuxièmement, que le fait de prétendre que tous les Blancs sont privilégiés par leur race est un moyen utile de promouvoir l’égalité raciale.
J’ai cité de nombreux faits concernant la progression des Noirs et d’autres minorités dans l’éducation et l’emploi, y compris dans les emplois professionnels d’élite - les Britanniques minoritaires sont désormais mieux représentés dans la classe sociale supérieure que les Blancs. J’ai cité le lycée privé lui-même - à peu près mi-blanc, mi-asiatique - comme preuve de l’ouverture relative de la Grande-Bretagne. Cela ne s’est pas bien passé.
Par la suite, un groupe de filles est venu me voir et m’a parlé de leurs expériences du racisme dans la vie de tous les jours. Il est vrai que le type de micro-agression dont elles parlaient est difficile à saisir ou à quantifier dans des données objectives. Et pour elles, leurs mauvaises expériences ont submergé mes statistiques de réussite et elles ont eu le sentiment qu’en donnant la priorité à ces faits globaux, je ne respectais pas suffisamment leur situation individuelle.
Pour quelqu’un comme moi, qui a des privilèges et du pouvoir, il est évidemment parfaitement sain d’être mis au défi sur ces questions, et si cela me met mal à l’aise, c’est mon problème. Mais trop de subjectivisme contribue également à une conversation politique moins mature. De même que le fait de s’attacher trop exclusivement aux data peut produire une sorte d’aveuglement sur les émotions humaines (vous vous souvenez de l’accent mis sur une analyse coût-bénéfice par la campagne Remain ?), le fait de laisser trop de place à son expérience personnelle conduit à une sorte d’aveuglement égal et opposé, peut-être excusable chez les étudiants de 17 ans.
Par hasard, j’avais ce jour-là un rendez-vous avec mon kinésithérapeute, qui est métis. Il s’avère qu’il fait partie d’un petit groupe appelé le Cultural Health Club qui essaie de rendre sa profession plus favorable à la diversité. Je lui ai demandé quel était le problème, et il m’a répondu que la physiothérapie était très blanche et de classe moyenne. J’ai répondu que c’est un pays à majorité blanche et de classe moyenne, ce qui n’est pas surprenant. Non, me répondit-il : est-ce que je réalisais que seulement 3% des physiothérapeutes étaient noirs ? Je ne le savais pas. Mais de son côté se rendait-il compte que, d’après le recensement, seulement un peu plus de 3 % de la population britannique est noire (ce qui signifie qu’elle est d’origine caribéenne ou africaine noire) ? Non, il ne l’avait pas réalisé.
Il a pris mon argument au sérieux et m’a demandé de lui envoyer des statistiques pertinentes. Il vit dans un quartier de Londres où il est facile de supposer que la population noire du pays est beaucoup plus élevée qu’elle ne l’est en réalité. J’utilise cet exemple non pas pour contester ou minimiser la réalité de ce qu’il vit - il m’a raconté l’expérience horrible d’avoir été rejeté par un patient à cause de sa couleur de peau - mais pour suggérer que dans un argument démocratique, l’expérience subjective doit être combinée avec une certaine connaissance de la situation globale.
Cela devrait inclure la connaissance des faits de base de la démographie, et peut-être aussi de la grande diversité des résultats et des expériences des minorités, ainsi que des opinions. Un récent sondage YouGov a révélé que les minorités ethniques britanniques sont divisées en deux camps sur la question de savoir si la race a eu un impact sur leur capacité à réussir.
Ainsi, nous voyons tous le monde de manière quelque peu différente, mais il existe également des perceptions communes qui s’appliquent à des groupes particuliers, même si, comme nous venons de le voir, elles ont tendance à ne pas être homogènes.
Et l’expérience individuelle subjective d’une personne ne nous en dit pas nécessairement beaucoup sur l’expérience moyenne d’une personne de ce groupe. Pour prendre un exemple personnel trivial, je suis exceptionnellement grand et cela signifie que je vis le monde un peu différemment d’un homme de taille moyenne. Mais le fait que j’aie tendance à me cogner la tête sur les portes ne signifie pas que le pays dans son ensemble doit ajuster la hauteur standard des portes.
(Je ne sous-entends pas ici - comme l’ont suggéré certains critiques lorsque je l’ai utilisé cet argument dans une émission de BBC Radio Four - que nous devrions arrêter de soutenir les politiques pour un meilleur accès aux personnes handicapées !)
Essayer de comprendre les expériences des autres, de se mettre à la place des autres, est clairement souhaitable. Et cela s’applique particulièrement à ceux dont les expériences sont atypiques et source de douleur et de souffrance.
Certaines expériences atypiques nécessitent des réponses de politique publique, d’autres non, évidemment. Nous pouvons laisser en l’état ces portes qui m’obligent à baisser la tête. Mais où tout cela nous mène-t-il dans le débat général ?
Il ne faut peut-être pas considérer le subjectif-objectif comme un spectre allant de la vérité personnelle à la vérité agrégée, la seconde étant une forme de vérité plus élevée que la première. Elles existent plutôt sur différents plans, qui sont d’une certaine façon sans commune mesure. Elles nous disent toutes deux des choses différentes sur l’expérience humaine et sont toutes deux valables dans des contextes différents.
En attendant, le monde continue à s’accommoder peu à peu de la remise en cause radicale de nos systèmes d’information et de communication publics. Les élites ont perdu beaucoup de contrôle sur le plan narratif, au profit de personne en particulier. Et l’espace de ce qui est établi objectivement a été réduit, en partie remplacé par l’expérience et l’émotion personnelles. Tout cela n’est pas mauvais mais semble rendre plus difficile l’atteinte de compromis démocratiques. Et si un nombre croissant d’entre nous en vient à croire que l’expérience et la perception individuelles sont la vérité première, alors cela devient simplement votre vérité contre la mienne et nous sommes tous, comme Fleishman, vraiment en difficulté.
Une version anglaise de ce texte a été publiée par Unherd, site politique et culturel britannique (de centre droit) qui vise à la fois à publier des idées originales (un-heard) et à lutter contre l'esprit grégaire (herd mentality) dans le monde des idées.
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