Être français au XXIe siècle: un débat nécessaire edit
Nous vivons un temps d’interrogations. Cela ne date pas de 2016. Nous avons le sentiment de connaître des changements profonds que ne peut résumer la notion de crise. Ils tiennent, pour beaucoup, aux manifestations de la troisième révolution industrielle, celle qui combine le numérique, les énergies renouvelables, les bio et nanotechnologies dans une économie mondialisée, où les chaînes de production tendent à s’internationaliser. Nos modes de production, de consommation, d’échange, de formation en sont, évidemment affectés. Mais les difficultés viennent, également, d’une société qui s’éprouve dans la diversité accrue de sa population, dans ses croyances et ses cultures, où l’individualisation travaille à la fragmentation et affaiblit les institutions. Ces évolutions sont en cours depuis des décennies, mais, aujourd’hui, elles font sentir pleinement leurs effets. Et, elles se réalisent dans un moment de trouble pour les sociétés occidentales qui voient les équilibres se modifier dans le monde en leur défaveur et la construction européenne vaciller, alors que la France y a joué un rôle moteur dans ses deux « fondations », celle des années 1950 et celle des années 1980.
Ce contexte explique, suffisamment, que nos choix collectifs sont en cause et que revienne, avec force, le débat sur ce qu’est la France aujourd’hui et ce que doit être son rôle. Mais, il ne s’agit pas seulement d’un débat sur la puissance – récurrent dans notre pays depuis au moins 1815 ! – mais, également, d’interrogations sur l’état de la société française, de sa capacité ou non à se reconnaître un destin, partagé au-delà des divisions existantes. Ce n’est, d’ailleurs, pas qu’un problème français. Tous les pays plongés dans la mondialisation, qui n’est pas qu’un phénomène économique, connaissent des incertitudes identitaires qui les entrainent, avec plus ou moins d’intensité, à se redéfinir. Il suffit de voir les élections primaires américaines pour s’en rendre compte. Reconnaissons cependant que le manque de confiance des Français dans leur pays atteint des sommets ! Ils font partie des peuples les plus pessimistes actuellement, même devant les Afghans… Il y a, certes, toujours, une contradiction entre les satisfactions personnelles, qui s’avouent, et les inquiétudes collectives qui se proclament. Mais un doute maintenu sur le pays peut avoir des effets dévastateurs et porter de redoutables régressions. La vague des partis populistes qui parcourt l’Europe est là pour le montrer. Ils ont tous, comme point commun, de prôner le retour à des identités nationales fantasmées, qui permettraient, en traçant des frontières, qui ne sont pas seulement extérieures, mais entre « eux » et « nous », les « vrais » Français, Suédois, Autrichiens, Anglais, Hongrois, etc. et les autres, de donner les repères simples qui font défaut dans les mutations actuelles. La culture du pessimisme est alors l’arme principale pour des sociétés qui sont présentées en train de se défaire, menacées « d’invasion » (et par là s’entendent les immigrations) et de « disparition » (et, là, la construction européenne est rejetée). La « France en train de se défaire » est le thème clef de tous les essayistes de ces courants. Il suffit de penser, pour nous, du bruit fait par Le Suicide français d’Eric Zemmour, au titre si parlant…
Mais la manière dont une grande partie de la droite parle aujourd’hui de la France montre que le fétichisme identitaire n’est pas l’apanage de l’extrême-droite… Récemment, début juin, Nicolas Sarkozy dans un discours qu’il a lui-même qualifié de « fondateur », à Lille, a entendu placer la question identitaire au cœur du débat politique. Toute la colonne vertébrale du texte tient dans la transformation de l’histoire de France en une identité immuable. Une phase comme celle-ci ne manque pas d’être étonnante et grosse de dangers : « Pourquoi, dans une société multiculturelle, tout le monde aurait-il le droit de cultiver sa différence, tout le monde aurait-il le droit de cultiver sa différence, tout le monde sauf la majorité, tout le monde sauf le peuple de France qui commettrait un crime contre l’altérité en voulant demeurer lui-même ». Cette opposition entre « le peuple de France », sous-entendu le vrai peuple, et la « société multiculturelle », pourtant également française, ne se distingue guère de la thématique de l’extrême droite ou de celle de Nadine Morano parlant de « race blanche ». Conscient de cela, Nicolas Sarkozy, prend garde de récuser l’identité ethnique au profit de l’identité culturelle. Et là confluent les propos de nombre des candidats de « Les Républicains » à l’élection primaire pour cultiver l’idée d’une « France éternelle » menacée de délutions. Ainsi, Bruno Le Maire déclarait ainsi, le 5 mars dernier : « Nous avons renoncé à ce que nous sommes comme français ». Nous retrouvons là les thèmes du débat de 2009 sur l’identité nationale confié au ministre de fâcheuse mémoire de l’Immigration et de l’Identité nationale, dont la titulature était tout un programme…
Ce débat est, évidemment, à forte charge idéologique. Mais il est sérieux. Il recoupe de réelles inquiétudes dans l’opinion qui s’interroge sur la nature des fractures françaises. Les propositions économiques et sociales seront évidemment importantes et sont, d’ailleurs, une part de la réponse. Mais elles ne doivent pas nous empêcher de prendre le problème dans toutes ses dimensions.
Pour maîtriser ce débat, et ne pas se laisser entraîner dans des discussions filandreuses, il faut avoir en tête quelques points fondamentaux. La nation est une construction politique, sociale, culturelle et économique. Elle est moins ancienne que ce qui est souvent dit. Fondamentalement, elle date de la Révolution française, qui met fin à l’Ancien Régime et façonne notre modernité. La France a donc existé avant la nation proprement dite et a été constitué d’une succession de « formes » politiques depuis la Gaule qui ont constitué notre pays et sont à prendre en compte telles qu’elles ont été, donnant ainsi des racines différentes au corps national actuel, racines chrétiennes comme racines romaines, influence juive comme influence arabe, etc. Mais notre identité nationale moderne résulte bien des choix majeurs qui ont été faits en 1789. La nation française est, avant tout, une communauté politique qui n’est pas définie par un souverain, quelle que soit sa nature, divine ou humaine, mais par elle-même. La Révolution française et sa conception de la Nation n’ont pas mis fin aux différences existantes, entre un breton, un provençal, un parisien, un antillais et tant d’autres, à la diversité des croyances et des cultures, à l’accueil d’étrangers qui sont devenus eux-mêmes et leurs enfants, le plus souvent, citoyens français. Mais elle a donné un cadre de valeurs et de principes. Tout est (presque) écrit dans l’article I de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen : « Les hommes naissent libres et égaux en droit ». Ce qui donne à la citoyenneté française cette dimension d’universalité qui demeure encore aujourd’hui et est reconnue dans le monde. Tout cela ne s’est pas réalisé d’un coup, et les oppositions suscitées ont été fortes, et persistantes, tant la notion d’égalité ne va pas de soi. Et, la France s’est parfois écartée de ses propres principes, pensons à la colonisation, à la contre-révolution de Vichy, à des pratiques tortionnaires dans la guerre d’Algérie. Mais, à chaque fois, les débats ont eu lieu, des actions ont été menées, et les principes ont été rétablis parfois au prix de vifs conflits. C’est cette réalité qui justifie Patrick Weil d’avoir répondu, à la question qui lui était posée de savoir ce qu’est d’être français aujourd’hui, en quatre traits : « le principe d’égalité devant la loi, la mémoire positive de la Révolution française, la langue française et la laïcité » (P. Weil, Être français. Les quatre piliers de la nationalité, Éditions de l’Aube, 2011).
Nous avons, ainsi, les ressources intellectuelles pour poser correctement les termes du débat. Il n’y a pas plus mauvaise manière que de réduire la question de la France à celle de « l’identité nationale », liée quasi exclusivement au thème de l’immigration. Le risque, qui est pris sciemment, est de figer une représentation de la nation qui fait de « l’autre » un bouc émissaire tout désigné ! Il faut refuser ce type d’affirmation. Car, il s’agit d’une escroquerie intellectuelle et, si l’on peut dire, d’une mauvaise action politique. Être français, c’est unir indissociablement trois dimensions, celle de la reconnaissance juridique évidemment (et c’est le seul sens rigoureux de la notion d’identité), celle de la citoyenneté républicaine, avec ses valeurs, ses droits et ses devoirs, celle du sentiment national, ce fonds d’impressions et d’images, de souvenirs et d’émotions. Il y a trois ressorts clefs pour faire vivre notre conception de la nation. D’abord, la capacité d’inscrire l’action politique dans l’histoire longue de la France, en refusant une vision nostalgique et restrictive, occultant la complexité de l’histoire, comme une vision noire qui ne voit que les défaillances et les fautes. Ensuite, la capacité de revivifier concrètement les valeurs de la République, qui conçoit la liberté des individus liée à la vie de la cité, dans l’interdépendance, amenant, ainsi, à refuser toutes les discriminations et toutes les ségrégations. Enfin, la capacité – et ce n’est pas le plus simple dans le monde d’aujourd’hui – d’assumer la part d’universel qu’il y a dans la France qui sait qu’elle peut avoir confiance dans son avenir, en Europe et dans le monde.
Affronter la complexité peut paraître comme un handicap face aux démagogies simplistes de tous bords. Mais il n’y a pas d’autre issue démocratique. Il faut réconcilier deux conceptions, parfois antagoniques de la France, l’une regardant vers l’universel, l’autre ancrée dans la diversité. Les individus ne peuvent s’affirmer sans appartenances, et elles sont diverses. La finalité d’une politique démocratique est de dégager ce que doit et peut leur être commun. Et, pourquoi ne pas reprendre les mots pleins de sens de Sièyes, en 1789, qui définissait la nation comme « un corps d’associés, vivant sous une loi commune et représenté par une même législature » ? « Un corps d’associés », l’expression est belle et forte. Cela peut sembler difficile aujourd’hui. Mais était-ce facile hier ? L’efficacité intégratrice du modèle républicain n’a jamais fonctionné de manière aisée. Après tout, c’est la IIIe République, invoquée aujourd’hui avec nostalgie par nombre d’idéologues, qui s’est effondrée en 1940 ! Où étaient, alors, la cohésion sociale, l’avenir partagé, la volonté de défense ? La France a survécu, elle s’est même reconstruite, non sans épreuves, mais avec succès au total et, en apportant une contribution majeure à la pacification et à l’organisation de l’Europe, continent meurtri par des guerres abominables. Alors, les défis d’aujourd’hui ne doivent pas faire peur. Ils sont rudes, mais peuvent être surmontés, si nous sommes fidèles à une conception à la fois exigeante de la nation et ouverte sur l’avenir.
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