Fatigue nerveuse: covid, santé mentale, individualisme edit
La pandémie de COVID ébranle les êtres humains en tant qu’espèce et société. Nous ne savons pas encore dans quelle mesure la longue et immense crise sanitaire, qui a mis sous de multiples tensions nos sociétés, est en train de transformer celles-ci, dans leur vie sociale (dans le style de relations que les citoyens ont les uns avec les autres), économique (quels dégâts irréversibles ? Quelles innovations ?), au travail (quelles conséquences auront les pratiques massives de télétravail, d’enseignement à distance, de réunions par visioconférences, etc. ?), etc.
Un thème peu présent dans les médias lors du premier confinement a fait l’objet d’une intense attention depuis le deuxième : la santé mentale. Celle-ci occupe une place centrale dans les préoccupations sanitaires des sociétés d’individualisme de masse. Mais les problèmes de santé mentale, à la différence des autres domaines pathologiques, vont au-delà des préoccupations sanitaires. On peut clarifier leur sens et leurs fonctions en les insérant dans le contexte des mœurs et des manières instituées de vivre en société qui se sont développées à partir des années 1980 et au sein desquelles les aspects émotionnels et affectif des relations sociales ont pris une importance qu’ils ne possédaient pas auparavant. Ces aspects se montrent dans la vie quotidienne à travers le langage de la santé mentale. Car la santé mentale, à la différence de la psychiatrie et des problèmes de maladies mentales, est un langage avec lequel nous exprimons toute sortes de choses sociales.
Voyons d’abord les commentaires des données.
La présentation des données de l’enquête CoviPrev, que Santé Publique France a lancée en population générale depuis le 23 mars 2020, est divisée en deux partie : les comportements portant sur la santé (gestes barrières, confinement, alimentation, etc.) et la santé mentale (bien-être, troubles). Cela souligne l’importance de ce thème dans l’épidémiologie sanitaire. Les vagues hebdomadaires d’enquêtes menées depuis mars ont montré de fortes augmentations de l’anxiété, de la dépression et des troubles du sommeil pendant les deux périodes de confinement. « Dépression, troubles du sommeil, anxiété… les inquiétants effets psychiques de la pandémie et du confinement », titre Le Monde du 26 novembre 2020. Une étude sur l’impact du confinement sur la santé mentale publiée dans L’Information psychiatrique en août 2020 (Covadapt) présente ainsi la situation : « Alors que l’impact psychologique de la crise recueilli par des échelles diagnostiquant des troubles modérés à sévères touche 53 % de la population générale, 67 % de la population qui ne présente pas de troubles caractérisés se déclare pourtant préoccupée par sa santé mentale, présente une diminution des émotions positives ainsi qu’une diminution de leur satisfaction de vie. » Bref, une nette augmentation de la détresse psychologique dans la population et, corrélativement, une diminution du bien-être ressenti sont liés à la pandémie de covid19. Cette situation montre que le confinement atteint drastiquement les relations sociales : il augmente la pauvreté des populations précaires, accentue l’isolement et la solitude des individus (télétravail, cours en distanciel), diminue la capacité à se projeter dans l’avenir, favorise l’addiction aux écrans comme à l’alcool. Or, c’est justement cet ensemble de points que les questions de santé mentale soulèvent.
Depuis le deuxième confinement on entend des psychiatres parler de délitement du lien social. D’autres soulignent l’insuffisance de la prise en charge des pathologies mentales tenant autant à leur stigmatisation qu’aux délais d’attentes du système de soins. Les propos alarmistes se sont multipliés. Le 18 novembre le ministre des Solidarités et de la Santé déclarait : « le gouvernement veut à tout prix éviter une troisième vague, qui serait celle de la santé mentale ». Le 3 décembre quatre psychiatres et la philosophe-psychanalyste Cynthia Fleury lancent un cri d’alerte et demandent une action publique forte pour éviter, reprenant les mots du ministre, « la troisième vague psychiatrique » du coronavirus. « Nous voyons à nos consultations, déclare l’un d’entre eux, des gens qu’on n’avait jamais vus. Qui ont un sentiment d’inutilité, des troubles du sommeil. Mon expérience me fait dire que plus ça va durer, plus les séquelles seront lourdes à gérer. » (La Nouvelle république, 14 décembre 2020) « La hausse des souffrances psychiques et les impacts psychiatriques de la pandémie vont sans aucun doute constituer l’un des grands défis des prochaines années », lit-on dans une note publiée par l’Institut Montaigne en décembre. Selon l’OMS, « six Européens sur dix sont frappés de plein fouet par la “pandemic fatigue”, la fatigue nerveuse ou épuisement psychique, qui mène à l’immobilisme ». L’Organisation mondiale de la santé rappelle d’ailleurs régulièrement que les troubles mentaux affectent une personne sur quatre dans le monde à un moment ou l’autre de leur vie. Les mêmes proportions sont données pour l’UE et la France. La psychiatrie est par ailleurs le premier poste de dépense de l’assurance maladie.
Les psychiatres insistent régulièrement sur le fait que les troubles psychiatriques sont des maladies comme les autres. La répétition de cette affirmation depuis des décennies suggère plutôt qu’elles ne sont pas tout à fait considérées comme des maladies comme les autres. Pour préciser en quoi consiste ce « pas tout à fait », il faut montrer en quoi la santé mentale est une nouvelle donne et en quoi nos manières d’agir et de vivre en société aujourd’hui mettent en relief ces questions.
En 1970, on parlait de psychiatrie et de maladies mentales, désignant par ces termes essentiellement les psychoses. La souffrance psychique en faisait partie, mais occupait une place marginale dans le diagnostic, on en parlait fort peu. L’ascension des troubles anxieux et surtout de la dépression à partir des années 1970 a progressivement donné une place centrale à la souffrance psychique de l’individu ordinaire. La psychiatrie formulait sa pratique en termes de pathologie-guérison, la santé mentale, dont fait désormais partie la psychiatrie, se montre dans la polarité souffrance psychique-bien-être. L’OMS définit ainsi la santé mentale : « Un état de bien-être dans lequel la personne peut se réaliser, surmonter les tensions normales de la vie, accomplir un travail productif et fructueux et contribuer à la vie de sa communauté. » La santé mentale se présente comme une santé particulière, une santé qui concerne la socialisation des individus, qui vous permet de vous accomplir personnellement dans la vie sociale : elle noue la santé et la socialité de l’être humain.
Ainsi, le psychiatre Nicolas Franck, qui a dirigé une enquête par questionnaires (30 000 personnes) sur le bien-être des Français pendant la pandémie (Covid-19 et détresse psychologique 2020, l'odyssée du confinement, Odile Jacob, 2020), affirme-t-il que la « santé mentale ce n'est pas seulement ne pas avoir de maladie, c'est se sentir bien. […] La santé mentale, c'est la dimension de notre santé qui concerne notre ressenti. On a une santé du cœur, des vaisseaux, de la peau, de l'intestin et on a également une santé de notre ressenti, de notre lien avec le monde. » (Le Journal des femmes, 24 novembre 2020) Souligner le ressenti de notre lien avec le monde, c’est parler de nos relations sociales dans leur aspects émotionnels et affectifs, à l’école, dans l’entreprise, la famille, etc. Le théologien et philosophe Olivier Abel pense que le confinement « a dévoilé une société où l’émancipation s’est retournée en solitude » (cité par N. Séné, Blog Mediapart). La massivité des phénomènes de souffrance psychique et de santé mentale ne constitue pas seulement un problème de maladie, d’offre de soins, de stigmatisation, etc. Ces phénomènes permettent d’exprimer ce qui va et ce qui ne va pas dans nos relations sociales dans le contexte d’une société qui donne, depuis les années 1980, une place centrale à la subjectivité individuelle et, partant, aux aspects émotionnels et affectifs de la vie en société. Dans quel type de société se forment de telles idées ?
Entre 1970 et aujourd’hui, nous sommes passés d’une société qui se pensait en termes disciplinaires à une société imprégnée par les idéaux d’autonomie et d’émancipation. D’abord une aspiration collective des mouvements de libération des mœurs revendiquant l’indépendance, le choix, la propriété de soi au cours des années 1970, l’autonomie devient la condition commune à partir des années 1980. Cela se voit à l’ancrage dans les idées ordinaires et la vie quotidienne des injonctions à la responsabilité et à l’autonomie. C’est dans ce cadre que les questions de santé mentale ont commencé leur ascension. Pourquoi ? Parce que l’autonomie et l’émancipation mettent en avant la subjectivité individuelle. Ces idéaux encouragent son expression sous de multiples formes et ils la mobilisent — dans le travail flexible, par exemple. L’entreprise fait partie des domaines auxquels la psychiatrie s’intéresse de plus en plus depuis les années 1990, car le travail génère des détresses psychologiques qui ne cesseraient de croître. Aujourd’hui, l’imaginaire du travail n’est plus un imaginaire taylorien de l’exécution mécanique des ordres ou du suivi des cadences. On demande aux gens d’être responsables, autonomes, d’avoir de l’initiative. Cela crée de nouvelles contraintes : celles-ci exigent des salariés des formes d’autocontrôle émotionnel et pulsionnel qui étaient parfaitement marginales dans le taylorisme, ce qui donne une place nouvelle aux dimensions affectives du travail, désormais qualifiés de « risques psychosociaux » auxquelles répondent des politiques de bien-être au travail.
Dans ce contexte, la santé mentale représente une attitude collective à l’égard de la contingence (de toutes sortes d’adversités, des aléas des événements de la vie et de ceux des relations sociales) dans les sociétés individualistes de masse contemporaines imprégnées par les idées, valeurs et normes de l’autonomie individuelle. Dans ce monde où la subjectivité individuelle est au centre de la vie sociale, les opportunités se multiplient, mais en même temps de nouvelles tensions apparaissent.
Avec l’autonomie comme condition commune nous sommes entrés dans l’existence individuelle de masse. Elle s’accompagne d’une insécurité personnelle de masse qui s’expriment en termes de santé mentale et de souffrance psychique. Car ces mœurs à la fois encouragent l’expression de la subjectivité individuelle et la mettent à l’épreuve. La santé mentale apparaît ainsi comme un aspect très concret des dimensions émotionnelles des relations sociales en ce qu’elle est devenue un langage de la plainte et, plus généralement, une manière de formuler des problèmes relevant des relations sociales et d’agir sur eux. C’est le cas pour l’enfance et l’adolescence avec l’hyperactivité et les troubles du comportement exprimant à la fois une souffrance personnelle et une désorganisation des relations scolaires ou de la souffrance psychosociale au travail qui se comprend comme une manière de formuler des conflits du travail.
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