France Telecom ou le harcèlement institutionnel edit
La condamnation au pénal de dirigeants d’entreprise dans l’affaire des suicides de France Telecom a suscité un intérêt légitime. La novation est d’importance. La Justice a tenu en effet à infliger des peines de prison ferme à Didier Lombard et à deux de ses collaborateurs pour un délit de « harcèlement institutionnel » inconnu jusqu’ici. La stratégie de réduction d’effectifs menée par Didier Lombard a été criminalisée.
Le fait d’obtenir les départs des personnels en sureffectif par la pression morale, la mobilité forcée, l’inactivité relevait selon le Tribunal de pratiques de harcèlement institutionnel à défaut d’être managérial, qualification réclamée par le Procureur. Les suicides, parfois sur le lieu de travail, d’agents poussés vers la sortie, dans le cadre d’une politique visant à réduire les effectifs « par tous les moyens » ne peuvent être considérés comme des actes personnels aux motivations complexes, selon les juges. L’élaboration et la mise en œuvre de plans sociaux qui n’osent pas dire leur nom, l’implication, la formation de la hiérarchie à des pratiques d’intimidation de personnels en sureffectifs sont constitutifs d’un délit majeur qui a fini par trouver sa qualification : le harcèlement institutionnel.
Cette décision a été saluée comme une avancée sociale majeure.
C’est d’abord la reconnaissance d’une nouvelle forme de souffrance au travail. Après la souffrance physique puis psychologique une nouvelle catégorie s’impose progressivement : la souffrance organisationnelle ou managériale. Le fait de déplacer un salarié d’un lieu de travail vers un autre, sans lui affecter de tâche, en le payant pour ne rien faire est gravement attentatoire à l’image de soi du salarié et peut provoquer la tentation de solutions extrêmes.
C’est ensuite, parachevant un mouvement de plusieurs décennies qui a vu le droit commun investir progressivement le monde du travail, la reconnaissance des droits humains dans l’entreprise. Les droits de l’homme ne s’arrêtent pas à la porte du bureau ou de l’atelier et une démarche délibérée d’avilissement des individus ne saurait être tolérée, même parée des oripeaux du management scientifique.
Enfin le bien-être des salariés et pas seulement l’atteinte d’objectifs de performance économique et financière doit être intégré dans le projet d’entreprise.
Cette décision de justice appelée à créer un nouveau droit n’en soulève pas moins trois redoutables problèmes.
Le premier est celui de la responsabilité personnelle et nominative des dirigeants opérationnels. On peut signifier à l’entreprise que tous les moyens d’atteindre un objectif louable de compétitivité ne sont pas acceptables, mais pourquoi incriminer personnellement des dirigeants salariés ? Pourquoi rendre personnellement responsables de suicides de salariés des dirigeants qui, dans un cadre incroyablement contraint, ont tenté d’adapter l’entreprise au nouveau cours technologique, régulatoire et économique ?
Le deuxième est celui de la responsabilité de l’actionnaire et des organes sociaux de contrôle de l’entreprise. Si les dirigeants sont directement responsables d’un « harcèlement institutionnel » pourquoi exonérer l’institution, ceux qui la contrôlent et qui en fixent la ligne à travers le Conseil d’administration ? Certes, FT, devenue Orange a été aussi condamnée à des amendes mais aucun des membres des institutions de contrôle ou de tutelle n’a été condamné à de la prison ferme. Or, il se trouve que c’est l’État qui était l’actionnaire de contrôle et ce sont les administrations centrales dont le Trésor qui tenaient le Conseil d’administration.
Enfin, comment peut-on incriminer les seuls dirigeants de France Telecom quand le phénomène en cause est plus large et qu’il est de la responsabilité des autorités européennes et nationales qui ont plongé dans la concurrence des opérateurs historiques en monopole et verticalement intégrés sans ménager les transitions sociales nécessaires ?
Il faut rappeler ici que si France Telecom avait la possibilité technique de baisser ses prix pour affronter la concurrence, il n'y était pas autorisé par le régulateur tant que sa part de marché dépassait un certain seuil. Les salariés se retrouvaient donc en première ligne, obligés de défendre (devant les clients, mais aussi les amis, la famille...) une politique tarifaire sur laquelle ni eux, ni le management n'avaient la main.
Une singularité française
Dans le maelström vécu par les opérateurs historiques la France fait exception. France Telecom comme ses partenaires européens de BT, DT, Telefonica a été pris dans un double mouvement : technologique, avec la révolution du mobile et de l’internet, économique avec l’ouverture des marchés et la concurrence. En quelques années, cette double révolution a tué la téléphonie fixe qui représentait 100% des revenus des anciens monopoles publics peuplés de fonctionnaires ou de quasi fonctionnaires et tué le modèle économique fait de subventions croisées entre activités inégalement rentables. Mais alors que des entreprises comme les Baby Bells (aux Etats-Unis dans les années 1980) ou BT (dans l’Union européenne des années 1990) ont du jour au lendemain licencié des dizaines de milliers de salariés pour s’adapter à la nouvelle donne, là où des États précautionneux ont débarrassé l’opérateur historique de ses sureffectifs pour le rendre agile dans le nouveau contexte comme en Allemagne (création d’une structure publique de défaisance), en France, on a introduit la concurrence, la régulation asymétrique de l’opérateur dominant, la taxation de l’accès aux ressources du spectre et on a intimé l’ordre à France Telecom de devenir compétitive tout en conservant l’intégralité de ses personnels.
La réponse de France Telecom a été triple : 1 - réduire drastiquement la R&D et l’aide apportée aux équipementiers nationaux, comme Alcatel ; 2 - Chercher à l’étranger de nouvelles sources de revenus ; 3 - éliminer ses sureffectifs grâce à l’attrition naturelle pour faire face aux rivaux favorisés par le régulateur, SFR et Bouygues d’abord puis l’opérateur low cost Free.
C’est cette politique d’attrition naturelle que le juge a condamnée à travers les peines de prison infligées aux trois dirigeants. Elle consistait en plusieurs types de mesures : 1-accompagner les départs à la retraite sans renouveler les départs, 2 - requalifier les personnels jeunes sur les nouveaux métiers commerciaux, 3 - accompagner financièrement les départs vers d’autres horizons (création d’entreprises ou autres emplois publics) mais en offrant une garantie de retour, 4 - déplacer les salariés surnuméraires dans des structures de support sans objet.
C’est bien entendu cette quatrième orientation qui a été à la source du mal-être des salariés et, dans le pire des cas, des suicides. Quelle en était la logique ? Ne pouvant se séparer de salariés bénéficiant de la garantie statutaire et n’ayant pas d’emplois à leur proposer dans le cadre d’une organisation tendue vers la performance commerciale, l’entreprise avait fait le choix de les affecter à des fonctions support dont elle savait le caractère factice.
Que conclure de cette nouvelle étape dans la pénalisation des pratiques managériales ?
Les dirigeants d’entreprise savent à présent qu’ils ont une responsabilité pénale directe dans le mal-être de leurs salariés s’il débouche sur des gestes extrêmes. Après la crise de la nouvelle économie, avec la loi Sarbanes-Oxley on avait inventé la responsabilité pénale personnelle des dirigeants sur les comptes sociaux publiés. Aujourd’hui avec les suicides de France Telecom on assiste à un nouvel élargissement de la responsabilité pénale des managers dirigeants.
Une fois de plus l’État manie à son profit l’injonction paradoxale. L’entreprise publique doit se comporter économiquement comme une low cost, être exemplaire socialement et contribuer au financement de diverses initiatives publiques. Dans cette démarche l’État est tout-puissant et irresponsable.
Enfin la contradiction entre nos engagements européens (libéralisation, déréglementation…) et les exigences du modèle social national se résolvent dans la durée par le déclin de l’opérateur dominant et des ajustements sociaux qui pour être étalés dans le temps n’en sont pas moins douloureux.
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