La convergence des luttes syndicats-Gilets jaunes. Un leurre? edit
Dès le début, le mouvement des Gilets jaunes a été perçu comme la traduction de ce que certains dénonçaient à propos du quinquennat présent : la non reconnaissance des corps intermédiaires par le pouvoir politique. Parmi ces derniers, l’attention s’est rapidement concentrée sur les syndicats, et pour cause. Par leur action dans des domaines qui touchent la plupart des Français et la totalité des salariés - pouvoir d’achat, protection sociale, chômage, retraites, etc., les syndicats constituent à l’évidence la forme la plus aboutie de ce que l’on nomme les corps intermédiaires.
Les revendications affirmées par les Gilets jaunes portant notamment sur le « pouvoir d’achat », certains ont tenté d’y voir la possibilité d’une unité d’action entre ces derniers et les syndicats. C’est la « convergence des luttes » soutenue entre autres, par des milieux politiques ou syndicaux proches de la gauche de la gauche. Certes, la formule n’est pas nouvelle. Elle fut évoquée lors des mobilisations contre la loi El Khomri à propos du mouvement étudiant et de la contestation syndicale puis en 2018 au sujet des convergences entre les cheminots opposés à la réforme de la SNCF et d’autres mouvements sociaux. Pour la gauche radicale, la notion de « coalition des luttes » est à l’évidence très utile. Englobant des idéologies diverses et disparates – des marxistes fidèles au postulat d’alliances de classes à des courants plus indéfinis se réclamant du peuple ou de la multitude - elle permet de donner une assise toujours plus ample à une contestation des pouvoirs en place.
Certes, la notion de « coalition des luttes » est tributaire d’une mémoire militante qui s’inscrit dans des passés plus ou moins lointains. Elle rappelle les discours de ceux qui prônaient en 1968 une alliance des ouvriers et des étudiants ou bien avant les thèses des bolchéviques et de Lénine sur l’union entre intellectuels, ouvriers et paysans. Mais on ne saurait la réduire au seul domaine de la nostalgie politique ou révolutionnaire. Aujourd’hui, la « coalition des luttes » a aussi pour vocation d’affirmer de façon toujours plus massive le pouvoir de la rue – « la rue est à nous » est un slogan repris dans de nombreuses manifestations – face aux partis, aux institutions et au gouvernement. En ce sens, la mémoire militante ne joue pas au niveau des seuls symboles ou d’une culture politique liée au passé. Elle joue sur l’actualité car elle vise à constituer un outil (parfois) efficace de massification des mobilisations militantes voire au-delà.
Ce faisant, qu’en est-il sur un terrain plus concret, le terrain syndical ? Sur ce plan comme sur d’autres, la division entre les syndicats a pu une fois de plus dominer les débats. Après avoir dénoncé à la mi-novembre un mouvement des Gilets jaunes pouvant être sensible aux sirènes de l’extrême-droite, la direction de la CGT en est venue à considérer que « l’action collective et revendiquée (par les Gilets jaunes), ça ressemble au syndicalisme » (Philippe Martinez, BFM-Politique, 3 mars 2019). Plus constante dans ses positions, la direction de la CFDT n’a cessé de se démarquer d’un mouvement qui pour elle, est animé à la base comme au sommet par des éléments radicaux dont le but est de renverser la démocratie au nom d’une vision totalitaire (Laurent Berger, AFP, 6 janvier 2019). Bien sûr, de telles divergences suffisent à contredire ceux qui plaident pour une « coalition des luttes » : syndicats-Gilets jaunes sauf à inscrire celle-ci dans un contexte purement contestataire dont l’influence sur l’opinion demeure faible.
Dans les faits, la division entre les syndicats ne constitue pourtant pas l’essentiel du sujet. Elle se situe au niveau des apparences face à ce qui constitue le cœur du mouvement des Gilets jaunes et dès lors son rapport plus qu’ambigu au syndicalisme. En effet, bien au-delà des revendications sur le pouvoir d’achat, les revendications des Gilets jaunes ont très vite débouché sur des thèmes dont l’une des particularités est la mise en cause du politique, une mise en cause qui – notons-le – déborde et de loin le champ d’action traditionnelle des syndicats. C’est le cas de thèmes liés aux référendums – du référendum d’initiative citoyenne (RIC) au référendum révocatoire – en passant par la dissolution de l’Assemblée, la fin des privilèges des élus de la Nation, la suppression du Sénat ou la démission d’Emmanuel Macron. Rejetant les clivages « droite-gauche », sans squelette idéologique bien défini, le mouvement des Gilets jaunes peut ainsi former une « sorte d’apolitisme radical et sociétal », à la fois. Mais derrière ses revendications souvent excessives, demeure une réalité. Il reflète à sa manière un rejet de beaucoup d’institutions existantes.
De Pierre Rosanvallon à François Dubet pour ne citer qu’eux, de nombreux auteurs ont depuis longtemps insisté sur la crise des systèmes de représentation et de délégation qui affecte le politique mais aussi d’autres institutions issues de la société civile et des corps intermédiaires. Il s’agit là d’un contexte qui n’épargne nullement le syndicalisme bien au contraire. Comme le montrent de nombreuses enquêtes d’opinion faites au cours des dix dernières années, la confiance que les Français accordent aux syndicats, est très minoritaire : elle se situe autour de 30%, 70% se disant plus ou moins défiants à leur égard. Avec les médias qui recueillent aussi un faible taux de confiance : 24-25% et des partis politiques qui se situent à 10%, les syndicats figurent dans les derniers rangs du classement des niveaux de confiance que l’opinion accorde aux institutions. C’est-à-dire loin derrière les hôpitaux (taux de confiance, 78% en 2019), l’armée (74%), l’école (69%) ou les associations (63%) (Baromètre sur la confiance en politique, CEVIPOF).
Le constat est le même dans le monde les salariés. Ainsi, seuls 35% d’entre eux disent avoir confiance dans les syndicats, 65% étant d’un avis opposé. Et pour la défense de leurs intérêts, ils préfèrent se coordonner en premier lieu avec des collègues partageant des préoccupations analogues (72%) (Baromètre annuel du dialogue social, CEVIPOF-Dialogues, mai-juin 2018). Bien sûr, tout ceci contribue à expliquer le faible taux de syndicalisation qui est l’une des caractéristiques de la société française. Il se situe aux alentours de 10% voire moins si l’on ne considère que les organisations nationalement représentatives comme la CGT, la CFDT, FO, la CFTC et la CFE-CGC (taux moyen de syndicalisation en Europe selon l’OCDE et l’European Trade Union Institute : 23%). Parmi les facteurs qui impliquent la désaffection des salariés quant au syndicalisme, on relève avant tout le fait que ces derniers estiment (comme l’ensemble des Français d’ailleurs) que les syndicats sont trop politisés (53%) – 28% pensant qu’ils sont trop éloignés des réalités économiques et 26% qu’ils subissent la crise de l’engagement collectif dans une société marquée par l’individualisme (Baromètre annuel du dialogue social, 2018 op. cit.).
Cette perception d’une forte politisation des syndicats renvoie à un fait majeur. Il s’agit du rapport des syndicats au politique pas tant d’un point de vue idéologique mais surtout d’un point de vue institutionnel, l’essentiel de l’institutionnalisation des syndicats depuis l’après-guerre étant dû mais étant aussi lié de façon plus ou moins étroite au politique et à ses institutions (parlementaires, administratives ou partisanes). Mais cette conception d’un syndicalisme trop politisé renvoie aussi en creux à l’un des traits qui anime la contestation des Gilets jaunes à l’égard du politique. Comme ceux-ci l’ont souvent exprimé depuis novembre 2018, le rejet du politique se double d’un refus de toute coalition avec les syndicats dans l’action comme sur un plan programmatique. En l’occurrence, l’image des syndicats se confond avec celle des institutions ou du politique et est souvent l’objet d’une même défiance. D’où la difficulté d’édifier une « convergence des luttes » qui demeure illusoire (sauf de façon très sporadique).
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