La révolte mondiale des sans-grade edit
La montée en puissance du Front national en France, de Pegida en Allemagne ou de l’extrême-droite en Autriche, le soutien pour le Brexit et la prise de contrôle du parti travailliste par Jeremy Corbyn en Grande-Bretagne, les succès électoraux de Bernie Sanders et Donald Trump aux États-Unis, la paralysie politique en Espagne, la liste est encore beaucoup plus longue. Ces événements montrent qu’une colère grandissante fermente dans les pays démocratiques. Il est tentant d’expliquer chaque pays comme un cas particulier, mais ce n’est plus guère possible. Quelque chose de grave est en train de se passer, quelque chose qui rappelle un peu les années trente, même si l’histoire ne se répète pas. Ce qui est clair, c’est le rejet des élites par les sans-grade.
Des recherches récentes (1) montrent que ce n’est pas nouveau : les crises financières sont suivies par une montée du radicalisme, surtout à l’extrême-droite, par l’émergence de nouveaux partis politiques populistes, par des manifestations de rue, et donc par une instabilité des gouvernements. L’évidence est accablante. Les récessions « normales », celles qui ne sont pas dues à des crises financières, n’ont pas cet effet. Pourquoi ? Une raison est que la finance est très généralement vue comme peuplée de gens fortunés et avides qui sont de mèche avec les politiques. Une crise financière est alors perçue comme un échec de ces élites. De plus, lorsque les gouvernements volent au secours de leurs banques, les gens se demandent d’où vient et oà va cet argent public, qui n’est par ailleurs pas disponible pour l’éducation, la santé, les retraites et autres bonnes causes. Mais ces recherches indiquent que les effets politiques de crises financières tendent à s’estomper au bout de cinq ans. Or voilà huit ans que s’est produise la grand crise, et le ressentiment ne cesse d’enfler.
Cette observation suggère une autre cause, qui vient se surimposer à la crise financière et contribue à étendre l’onde de choc. Le Pen, Trump, Corbyn et les autres ne cessent de dénoncer la mondialisation. Elle est décrite comme une opération de dumping qui déverse dans les magasins des biens produits à des prix défiant toute concurrence. Trump a même adopté des allures de Montebourg en promettant de punir les entreprises qui délocalisent. Il multiple des exemples d’entreprises qui ont dû fermer sous la pression de la concurrence internationale, jetant leurs employés à la rue. L’image est imparable et l’effet anxiogène garanti. En France, les extrêmes de tous bords ne cessent de vanter les mérites d’un « Buy American Act à la française ». Le patriotisme économique paraît aller de soi.
Les élites savent que tout ceci est faux, parce que c’est plus compliqué que ça n’en a l’air… ce qui ne fait que renforcer l’idée qu’elles sont contre le peuple. Mais, c’est vrai, les effets de la mondialisation sont relativement subtils. Lorsque les pays pauvres gravissent les marches de la prospérité, ils deviennent des clients pour les entreprises des pays développés. Cet effet gagnant-gagnant est indéniable, mais il s’accompagne d’une redistribution des revenus. Les entreprises qui disparaissent sont celles qui produisent des biens peu sophistiqués qui peuvent être produits à bien meilleur compte par du personnel peu qualifié là où les salaires ont faibles. Ce que les pays concurrents achètent, par contre, sont des biens plus sophistiqués, qui demandent de la main d’œuvre qualifiée et des investissements coûteux, en gros sweatshirts contre machines. Ainsi, c’est ce qu’on appelait jadis le « bas peuple », le personnel peu qualifié, qui souffre de la mondialisation alors que les élites, ceux et celles qui ont fait toutes les études qu’il faut, en profitent. Inutile d’expliquer que tout le monde profite de produits importés pas chers et que c’est parmi les pays en développement que va croître le pouvoir d’achat qui nourrira nos entreprises et leurs employés, il suffit de regarder qui perd son emploi et qui s’est acheté une belle voiture pour conclure que la mondialisation profite aux élites aux dépens du petit peuple.
Et c’est vrai, la croissance des inégalités est (au moins en partie) le résultat de la mondialisation. Les élites le savent bien, d’ailleurs. Faudra-t-il un séisme politique pour qu’elles prennent la mesure du phénomène ? Les réponses ont été, jusqu’à ce jour, largement lénifiantes ou contre-productives. La réponse-bateau est toujours la même : c’est l’éducation qui apportera la sortie par le haut. Autrement dit, faîtes comme moi et tout ira bien. Comme si les Chinois ou les Africains ne peuvent pas aller à l’école. Il y a, dit-on, plus de docteurs en sciences en Chine qu’ailleurs dans le monde. Les écoles africaines peuvent former des élèves qui savent lire, écrire (sans fautes d’orthographe) et compter aussi bien que nos écoles de banlieues. L’éducation s’améliore dans les pays en développement et se détériore en France.
L’autre réponse-bateau vouée à l’échec car contre-productive, c’est la redistribution des revenus financée par une augmentation des impôts. L’idée est attrayante : taxer les riches et les entreprises profitables pour subventionner les pauvres et les entreprises en péril. Mais ça ne peut pas marcher. D’abord, parce qu’il n’y a pas assez de riches et que, si on les pénalise par l’impôt, les entreprises délocalisent sans peine ou deviennent non-compétitives. Dans presque tous les pays développés, le poids des prélèvements obligatoires atteint des niveaux dangereux, près de la moitié du PIB et, si on veut les augmenter, il faut taxer les classes moyennes, et donc la masse des électeurs. Quant aux entreprises profitables, il y aura toujours des Irlandes pour jouer la carte de la taxation faible pour attirer des entreprises ; certes on peut les bannir des échanges internationaux, mais alors c’est la fin de la mondialisation. Par ailleurs, subventionner des entreprises qui n’ont aucune chance de survivre à la mondialisation peut les aider temporairement, mais c’est un investissement parfaitement non-rentable. Les exemples de ce gaspillage sont légion, depuis Moulinex jusqu’à Alstom en passant par Usinor ou Bull et le tristement célèbre Plan Calcul.
La première chose à faire, bien sûr, c’est de baisser durablement le taux de chômage parce que c’est ainsi que les personnes licenciées peuvent rapidement retrouver un emploi. Faire disparaître le chômage de masse est possible, de nombreux pays l’ont fait, par exemple l’Allemagne et la Grande-Bretagne. La solution consiste à réformer le marché du travail et les mesures à prendre sont bien connues. La loi El Khomri est un premier pas dans la bonne direction. Mais un bas taux de chômage n’a pas empêché la montée des troubles politiques.
Le défi à relever est redoutable et la montée des populismes de tous bords dans les pays développés le rend urgent. Les paramètres de ce défi sont clairs. La mondialisation provoque des bouleversements qui sont globalement positifs, ne serait-ce parce qu’elle promet le décollage économique des pays pauvres, et doit donc être préservée. Mais elle crée des perdants qui ont toutes les raisons d’être amers. La conclusion vient alors naturellement : compenser ceux qui perdent leurs emplois à cause de la mondialisation, une fois pour toutes, et le faire sans alourdir les prélèvements obligatoires.
Il n’est bien sûr pas aisé de déterminer pourquoi les gens perdent leur emploi. Mais au lieu de disserter à l’infini sur le caractère économique des licenciements, on peut identifier les secteurs d’activité soumis à la concurrence de la mondialisation. Dans ces secteurs, les licenciements peuvent alors donner lieu à un paiement compensatoire unique, en sus des allocations de chômages habituelles. C’est moral, car les employés sont victimes d’une évolution inéluctable. C’est efficace, protéger les personnes évite des subventions qui protègent des emplois condamnés et, de plus, un paiement unique ne produit pas d’incitations perverses à rester au chômage. Est-ce hors de prix ? Un bref calcul superficiel permet de fixer les idées. En France, l’industrie manufacturière, qui est le secteur touché par la mondialisation, représente 12% du PIB, contre près de 17% quinze plus tôt, soit une baisse de 0,33% du PIB en moyenne par an. Si les salaires représentent la moitié de cette baisse et si l’on offre à chacun une compensation de 10 ans de salaire, le coût annuel moyen d’une telle mesure est de 1,7% du PIB. C’est un ordre de grandeur plausible.
Pour dégager les ressources nécessaires sans lever d’impôts, l’État doit faire plus avec moins. Cela signifie gérer les deniers publics avec parcimonie. Dans un pays comme la France, où le gouvernement dépense plus de la moitié du PIB, il est inconcevable que le budget soit à l’os. L’exemple du Canada est instructif. Au milieu des années 1990, ce pays avait un niveau de dépenses publiques de 53% du PIB, semblable à celui de la France aujourd’hui. Il est descendu à 40%, l’essentiel de la réduction ayant été opérée en quatre ans. La méthode avait été de remettre à plat toutes les dépenses de tous les ministères. Dégager 1,7% du PIB est donc faisable.
1. La dernière en date, qui fournit des références, est : Funke, M, M Schularick and C Trebesch (2015), “Going to extremes: Politics after financial crises, 1870-2014”, CEPR, Discussion Paper No. 10884.
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