Le Fooding, symbole du nouvel esprit du capitalisme edit
Se rebeller contre son milieu professionnel, changer de vie, changer de costume, changer de métier, déblayer l’horizon pour donner un sens à sa vie, cette romance captive l’attention : et ce, encore plus quand ces révoltés se révèlent être des super-diplômés. Le journaliste Jean-Laurent Cassely a enquêté sur des premiers de la classe qui, à un statut de cadre supérieur, ont préféré embrasser un métier de bouche – boulangerie, pâtisserie, boucherie, brasserie, restauration ou bistrot. Son livre « La révolte des premiers de la classe » laisse entrevoir bien des métamorphoses de l’économie contemporaine.
Le Fooding, nouveau secteur d’investissement
Qui ne connaît pas Michel et Augustin ? Les deux fondateurs de l’entreprise éponyme sont diplômés de l’ESCP Europe. À ce parchemin, le premier a ajouté un CAP et un BEP de pâtisserie et après avoir travaillé dans « l’édition de logiciel d’optimisation de processus industriels » il s’est lancé en 2004 avec son compère dans la fabrication de biscuits sablés, puis d’une gamme de produits pour goûters goûteux (smoothies, glaces au yaourt, boissons aux fruits, etc.) qui se renouvellent sous l’impulsion incessante d’un esprit de disruption pâtissière. Autres exemples : Dominik Quirke, après 14 années passées à œuvrer dans le consulting informatique, est devenu cuisinier et a ouvert son restaurant à Nantes, tagué cuisine du marché ; Christophe Vasseur, ex-cadre dans la distribution d’accessoires de mode, a passé un CAP boulangerie et ouvert une boutique, devenue fameuse dans le Xe arrondissement, spécialisée exclusivement dans le pain bio et les escargots en pain. D’autres se lancent dans la fromagerie (Clément Brossault, ex-contrôleur de gestion à la société générale), la brasserie (Antoine, Sciences po, ex-cadre dans la publicité digitale) ou encore la boucherie (Jérémie, école de commerce et Salomé, histoire de l’art, tiennent un restaurant spécialisé dans les boulettes de viande).
Parmi ces activités, celles que valorise le guide Fooding[1] suscitent un engouement sidérant, alors qu’elles ne représentent que 15% des entreprises de ce secteur.
Le phénomène est-il massif ? Les voies d’entrée dans l’artisanat se sont diversifiées et une étude de L’Institut Supérieur des métiers apprend qu’un quart des nouveaux entrants étaient diplômés de l’enseignement supérieur – et un sur dix un niveau de bac + 5 ; une tendance qui croit dans le temps. Comme on comptabilise 70 000 reprises ou créations d’entreprises artisanales chaque année, il apparaît que 7000 de ces nouveaux artisans sont dotés d’un haut niveau de diplôme. Pourtant abordée par une autre focale, la proportion de diplômés du supérieur qui effectue un CAP est si infime qu’elle n’est pas repérable par les statistiques. Cette évolution est donc emblématique de l’époque, et il faut la regarder comme telle, mais elle n’est pas (encore) massive.
Pourquoi ce retour à l’artisanat ?
A ces destins improbables, on peut apposer deux systèmes d’explications. Dans le sillage du pamphlet de David Graeber sur les « bullshit jobs » et des travaux des sociologues du travail, il pointe la fatigue des jeunes élites. Dans l’économie de la connaissances, beaucoup de fonctions de support – marketing, finance, communication, juridique, management –, plus ou moins qualifiées et fondées sur la manipulation d’informations, engendrent l'ennui et le sentiment d’inutilité tant elles sont procédurales et répétitives. Les grandes bureaucraties remodelées sous l’égide du numérique ne font plus rêver les diplômés. En contrepoids de nouvelles formes de production et de consommation conquièrent les esprits et les cœurs : un système dont le modèle opératoire est la start-up et le héros, le maker. L’esprit proudhonien y trouve une régénération : travail en équipe réunie dans un atelier, attachement à la fabrication sur un mode artisanal, exaltation de l’art de la main et de la créativité. De même, côté consommation, on glorifie le fruit du terroir, la tradition et l’authenticité recyclées dans les modes de vie contemporains – le snack, le bio, le fast-food. La boucle est bouclée. Une part des élites délaisse les grandes entreprises pour un travail indépendant, et dans ces petites unités, elles inventent des produits « haut de gamme » en phase avec les goûts de leur milieu. « Quand les manipulateurs d’abstraction quittent leur job de travailleurs nomades de l’économie mondialisée, pour ouvrir une boutique ou un atelier et passer dans la catégorie des sédentaires, ils s’implantent au cœur des villes parce que leur clientèle est composée de leurs semblables. »
Dissidence des élites ou nouveau modèle de production ?
Le livre laisse le lecteur sur sa faim sur deux points. Est-ce si nouveau ? De quoi cette reconversion professionnelle des cadres est-elle l’amorce ? La dissidence des élites fait chavirer de bonheur les médias, comme s’il s’agissait d’une incongruité. De fait, c’est presque tout le contraire. Chez la plupart des bourgeois sommeille un bourgeois bohème et les gagnants du système scolaire se placent spontanément du côté du mouvement et des valeurs de rupture. Dès les années 80, Daniel Bell avait bien noté les aspirations et le système de pensée de ces nouveaux diplômés du supérieur, cette fraction sociale que des travaux ultérieurs nommeront les « créatifs culturels » : hédonisme, anticonformisme, principes de liberté et d’émancipation individuelle, pensée cosmopolite. Pour ces nouvelles élites, souvent, la réussite s’habille de bien plus d’exigences que de la simple récompense en terme de finances ou de statut.
Opter pour un métier « détonnant » ou trouver un ancrage professionnel plus convivial font partie des options possibles pour des bac + 5 et a fortiori pour des diplômés de grandes écoles, puisque, de toute façon, la valeur de leur diplôme agrandit leur marge de liberté. Ainsi, la détention d’un tel parchemin opère comme un garant du risque, car elle ouvre bien des portes et facilite, en cas de besoin, un retour à la case départ. Sortir des chemins balisés, ce choix existait déjà à d’autres époques, mais les secteurs d’investissement des diplômés en rupture de ban étaient différents : faire la révolution, effectuer un retour à la terre, vivre en communautés comme les hippies ou, autre possibilité, devenir artistes. Aujourd’hui les voies de la transgression sont infiniment plus sages. À l’époque de l’hymne à l’entrepreneuriat et des couronnes tressées à l’écologie, l’engouement pour le fooding jouit d’une image flatteuse : l’art du bien se nourrir va au-delà du soin au corps et est devenu une philosophie des milieux cultivés.
Un autre aspect concernant ces nouveaux entrants retient l’attention. Dans tous les cas recensés, ils ont réussi leur reconversion – les médias ne retiennent que les entreprises à succès et ne s’appesantissent pas sur les échecs ou les longues années de galère. On a donc affaire soit à des artisans heureux qui cultivent le bonheur de fabriquer des produits réputés pour leur saveur et leur richesse nutritionnelle, soit à des artisans en passe de devenir de petits industriels de la « bouffe de qualité ». 12 ans après leurs débuts, la start-up Michel et Augustin s’est établie sur trois sites français, emploie 90 personnes, et ses produits sont distribués largement, y compris par Starbucks aux Etats-Unis ; 40% de son capital est passé aux mains de Danone. Autre exemple de réussite : José-Luis Bilbao, ancien cadre de banque qui a développé des boutiques spécialisées dans le jambon espagnol Pata Negra. Ces reconvertis en effet, s’ils ont changé de métier, savent jouer des cartes que procure l’appartenance à l’élite universitaire : les réseaux (du monde réel), l’entregent, la fine connaissance des techniques de communication, l’accès à des facilités financières… et bien entendu la confiance en soi. Autrement dit, ils se sont mués en leaders de l’économie des nouvelles consommations, comme si, de fait, il avait été difficile d’échapper à un destin de premier de la classe.
[1] Guide gastronomique créé en 2000, louant les initiatives de chefs, restaurateurs et artisans « authentiques, sincères et modernes », selon son créateur, Alexandre Cammas. Site : www.lefooding.com
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