Les jeunes musulmans français et la liberté de critiquer la religion edit
Le 16 octobre 2020 un jeune réfugié tchétchène décapitait un enseignant d’histoire-géographie d’un lycée des Yvelines, pour avoir présenté à ses élèves des dessins de Mahomet. Parmi les dessins présentés dans le cadre de ce cours sur la liberté d’expression, figurait apparemment la fameuse couverture « Tout est pardonné » que Charlie Hebdo a publiée le 14 janvier 2015, suite à l’attentat islamiste qui a coûté la vie à douze personnes. Figurait aussi un dessin satirique publié à l’intérieur de ce même journal le 19 septembre 2012, suite aux violences qui, à l’époque déjà, étaient survenues dans le monde musulman et avaient coûté la vie à plus d’une cinquantaine de personnes (dont plusieurs diplomates américains), en lien avec un court-métrage accusé de blasphème et d’offense aux sentiments religieux des musulmans.
Si en France comme plus généralement en Occident – mais aussi ailleurs, du Nigeria au Pakistan – les islamistes, terroristes ou non, luttent de façon si acharnée contre la liberté de blasphème, c’est vraisemblablement parce qu’ils savent que sur ce terrain ils sont en position de force. De fait en France des proportions non négligeables de musulmans – et singulièrement les plus jeunes générations – tendent à exprimer des valeurs qui sont en contradiction frontale avec les valeurs libérales de la plupart des autres Français. Ce fait, certes dérangeant, est bien établi : il conviendrait donc de cesser de l’esquiver.
Les opinions des lycéens français sur l’attentat contre Charlie Hebdo
En 2016, un an après l’attentat contre Charlie Hebdo, au sein d’un groupe de chercheurs nous avons étudié les attitudes et valeurs politiques et religieuses de près de 7 000 élèves de seconde, dans 23 lycées publics de 4 académies de France métropolitaine. Dans l’ouvrage issu de cette recherche, La Tentation radicale. Enquête auprès des lycéens (2018), j’analyse plus particulièrement les réactions des lycéens à l’attentat de janvier 2015 contre Charlie Hebdo.
Nous avons d’abord interrogé ces lycéens sur leur opinion à propos des auteurs de l’attentat de janvier 2015 : « Quand tu penses aux auteurs de ces attentats, quelle est ta réaction ? » À cette question la plupart des lycéens interrogés ont répondu « Tu les condamnes totalement » (68%), loin devant « Tu les condamnes mais tu partages certaines de leurs motivations » (10%), « Cela te laisse indifférent » (9%) et « Tu ne les condamnes pas » (5%), les autres élèves n’ayant pas répondu (8%). Au total, 24% de ces élèves (10 + 9 + 5) ont donc déclaré qu’ils ne condamnaient pas totalement les auteurs des attentats de janvier 2015. Ce taux de non-condamnation totale des auteurs de l’attentat, qui n’est « que » de 14% chez les élèves s’autodéclarant sans religion et « que » de 17% chez les élèves chrétiens, s’élève à 45% chez les élèves musulmans. D’après cette enquête, près de la moitié des lycéens musulmans ne condamnent donc pas totalement les auteurs de l’attentat contre Charlie Hebdo.
Nous avons ensuite posé aux lycéens une seconde question, sur leur degré d’implication émotionnelle dans la minute de silence organisée en hommage aux victimes : « À la suite de ces événements, une minute de silence a été organisée dans les écoles. T’es-tu senti(e) concerné(e) ? » La plupart des élèves ont déclaré s’être senti « très » ou « assez » concernés (69%), plutôt que « pas tellement » ou « pas du tout » concernés (25%), les autres ne répondant pas (6%). Mais là encore la proportion d’élèves qui ne se sont pas sentis concernés par la minute de silence, qui n’est « que » de 17% chez les élèves sans religion et chez les élèves chrétiens, s’élève à 42% chez les élèves s’auto-déclarant comme musulmans. Dans ce contexte, on comprend que la minute de silence en hommage aux victimes de l’attentat contre Charlie Hebdo ait pu être contestée – ou n’ait pas pu se tenir – dans un certain nombre d’établissements.
Les dessinateurs de Charlie Hebdo, « ils l’ont bien cherché »
La cinquantaine d’entretiens individuels et collectifs que nous avons réalisés avec certains des 7 000 lycéens nous ont aussi permis de recueillir directement leur parole. L’expression qui est revenue le plus souvent est que, par contraste avec les victimes des attentats de novembre 2015, les dessinateurs de Charlie Hebdo « l’ont cherché », « l’ont un peu cherché », « l’ont bien cherché », « ont provoqué » ou « ont abusé ». De fait, de nombreux élèves condamnent moralement la publication des dessins de Mahomet comme une forme d’irrespect, un « manque de respect » envers la religion musulmane, mais aussi envers les croyants, leur identité et leur sensibilité. Dans cette optique, critiquer la religion ou se montrer irrévérencieux à son égard « c’est comme si on s’attaquait à nous. À notre personnalité ». « Juger une religion », nous disait un élève, « c’est comme se moquer du physique de quelqu’un en fait ». Un autre élève déclarait ainsi : « j’aime pas les gens qui se moquent de la religion. Les humoristes. C’est même pas des hommes. C’est rien. »
Au fond, beaucoup d’élèves que nous avons rencontrés semblent dire : si aucun attentat n’est acceptable, la publication des dessins de Mahomet ne l’était pas non plus. Pour beaucoup d’entre eux, qui contestent la liberté de se montrer irrespectueux vis-à-vis de l’islam et de certains de ses dogmes, les dessinateurs se sont comportés de façon moralement inacceptable. Ainsi, à leurs yeux, il y a une sorte d’équivalence morale entre l’offense faite à leur religion et la réaction – pour sanglante qu’elle ait été – qu’elle a suscitée. Quant à la légalité de critiquer la religion et l’illégalité évidente de tuer des gens, c’est une question qui n’est jamais évoquée.
Dans ce contexte on comprend aisément que l’enseignant d’histoire-géographie ait pris la précaution de proposer à ses élèves susceptibles d’être offensés de ne pas regarder les dessins de Mahomet qu’il présentait, au risque de vider son cours de sa substance pour les élèves pour lesquels il aurait été le plus utile. On n’a pas de mal non plus à comprendre que cet enseignant ait fait l’objet de pressions, de dénonciations et de menaces de la part de parents d’élèves, y compris apparemment des islamistes militants comme le fondateur du Collectif Cheikh Yassine – ni que lesdites pressions aient été relayées par la Grande Mosquée de Pantin.
Pourquoi de telles attitudes ?
Les lycéens qui ne condamnent pas totalement les auteurs de l’attentat ou qui ne se sont pas sentis concernés par la minute de silence ne se distinguent pas des autres par leur situation familiale (en conflit ou non avec leurs parents, avec ou sans père), ni par leur situation socioéconomique (niveau de vie et chances subjectives de trouver un emploi), ni même par leur sentiment d’être discriminés pour des motifs ethnoreligieux. En revanche, les lycéens qui ne condamnent pas totalement les auteurs de l’attentat et/ou qui ne se sont pas sentis concernés par la minute de silence se déclarent plus souvent tolérants à la déviance et à la violence dans la vie sociale, ils sont plus fréquemment d’origine étrangère (immigré ou enfant d’immigré), et ils sont plus nombreux parmi les musulmans. Dans notre échantillon 24% des lycéens ne condamnent pas totalement les auteurs de l’attentat de janvier 2015, mais cette proportion est bien plus élevée parmi les lycéens les plus tolérants à la déviance et à la violence (58%), parmi les élèves nés à l’étranger (41%) et parmi les élèves musulmans (45%). Un net clivage d’attitudes s’observe entre d’une part les lycéens musulmans, et d’autre part les lycéens chrétiens ou sans religion. Une certaine distance identitaire, ainsi qu’un moindre sentiment d’appartenance à la communauté nationale réduisent leur empathie à l’égard des victimes.
Les musulmans contre la liberté de blasphème
Les résultats de notre enquête sont conformes aux résultats des autres études menées sur cette interminable affaire dite des « caricatures » de Mahomet. Rappelons qu’au milieu des années 2000, dans le contexte de l’assassinat aux Pays-Bas du réalisateur Theo van Gogh par un islamiste néerlandais l’accusant de blasphème (novembre 2004), les actes d’autocensure sur l’islam se sont multipliés en Europe. Ainsi au Danemark, aucun dessinateur n’acceptait d’illustrer – en le signant – un ouvrage pour adolescents sur la vie de Mahomet. Pour évaluer si les craintes de ces illustrateurs étaient justifiées, le premier journal danois a alors proposé aux membres du syndicat des illustrateurs de presse du pays de dessiner Mahomet « comme ils le voient », avant de publier les douze dessins obtenus (septembre 2005). Cette publication a alors valu aux contributeurs diverses pressions et menaces de mort qui ont conduit certains journaux européens à republier, par solidarité, les dessins de Mahomet (février 2006), ce qui à son tour a conduit à la pire crise internationale qu’a connue le Danemark depuis la Seconde Guerre mondiale : pressions diplomatiques, boycotts, manifestations violentes, destruction d’ambassades danoises dans le monde musulman, etc. Dans ce contexte, une enquête internationale a demandé en 2006 à des échantillons de la population générale et de la population musulmane de quinze pays s’ils considéraient que, dans cette crise, la faute revenait plutôt au « manque de respect des nations occidentales à l’égard de l’islam » ou à « l’intolérance des musulmans à l’égard des différences de point de vue ». Il apparaît qu’en France aussi bien qu’en Allemagne, en Grande-Bretagne ou en Espagne, environ 25% de la population générale attribuaient alors la faute aux nations occidentales. Par contraste, c’est environ 75% de la population musulmane de France, d’Allemagne, de Grande-Bretagne et d’Espagne qui attribuaient la faute aux nations occidentales. Sur ce sujet des « caricatures » de Mahomet, l’opinion de la population musulmane d’Europe occidentale était donc globalement plus proche de l’opinion publique en Turquie, en Égypte, en Jordanie, au Nigéria ou en Indonésie que de l’opinion européenne.
Plus récemment, en 2015, une étude menée auprès des collégiens de Bouches-du-Rhône montrait que, parmi les élèves pour qui la religion est « importante » ou « très importante » dans la vie quotidienne, les collégiens musulmans sont sensiblement plus nombreux (53%) que les catholiques (32%) et a fortiori les sans religion (17%) à considérer que les livres et les films qui attaquent la religion doivent être interdits. Plus récemment encore, en février 2020, dans le contexte de « l’affaire Mila » (du nom de cette jeune fille menacée de mort pour avoir fustigé l’islam sur les réseaux sociaux), une étude de l’IFOP menée auprès des adultes indiquait qu’en France 48% des catholiques et 58% des personnes sans religion se déclaraient favorables au droit au blasphème, contre 34% des musulmans. Et en août 2020, une autre étude de l’IFOP menée auprès des 15 ans ou plus indiquait que 59% des Français déclaraient que les journaux ont eu raison de publier les caricatures du prophète Mahomet au nom de la liberté d’expression, contre seulement 19% des Français musulmans. D’après la même enquête, qui reprenait les questions que nous avions posées aux lycéens en 2016, 12% des Français ne condamnaient pas totalement les auteurs de l’attentat contre Charlie Hebdo, contre 28% des Français musulmans.
Que faire ?
Le 16 octobre 2020, le soir de l’assassinat du professeur d’histoire-géographie, le Président Emmanuel Macron affirmait, à propos des terroristes islamistes : « Ils ne nous diviseront pas ». Le fond du problème, c’est que sur le sujet du blasphème « nous » sommes déjà profondément divisés, que les islamistes le savent et qu’ils travaillent activement à approfondir ces divisions, dans le but de faire triompher en France, en Occident et dans le monde leur idéal théocratique, antidémocratique et antilibéral. Si nous voulons sauver nos libertés de pensée, d’expression et d’enseignement et sauver ce qui peut encore l’être de notre cohésion sociale et nationale, il va falloir agir fort et vite, pour n’espérer obtenir des résultats que sur le moyen terme. Malgré l’évènement tragique qui vient de se dérouler, l’école a un rôle majeur à jouer et elle ne doit surtout pas y renoncer. Mais les professeurs ne doivent pas être laissés seuls, comme c’est trop souvent le cas, pour mener cette tâche, ils doivent être ardemment soutenus par l’institution et formés pour la mener à bien.
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