La fabrique de l’islamisme edit
Dans La fabrique de l’islamisme, publié par l'Institut Montaigne, Hakim El Karoui et ses collaborateurs dressent un panorama complet des producteurs et des canaux de diffusion de l’islamisme, en Occident comme en Orient. De la masse d’information contenue dans ce rapport de plus de 600 pages se dégagent plusieurs enseignements.
L’islamisme dans le monde
L’islamisme est une idéologie qui vise deux principaux objectifs politiques. D’une part, réislamiser les sociétés musulmanes pour y (r)établir un État islamique, c’est-à-dire un État qui applique la loi islamique (charia). D’autre part, diffuser l’islam au monde entier. Les racines intellectuelles de cette idéologie se trouvent dans l’Inde du 18e siècle et dans le monde arabe du 19e siècle, deux aires culturelles qui subissent la colonisation européenne et cherchent alors à défendre l’islam face à la domination et à l’influence occidentales. Puis au 20e siècle, sont créés en Inde le mouvement missionnaire Tabligh (années 1920) et le parti politique Jamat-e-islami (1941). En Égypte est créée la confrérie des Frères musulmans (1928), qui après-guerre exporte ses activités militantes auprès des sunnites, arabes puis turcs. Chez les chiites, c’est la Révolution islamique en Iran (1979) qui conduit le clergé au pouvoir.
Les Frères musulmans sont toujours influents de nos jours. Ils sont soutenus par le Qatar, où réside leur prédicateur le plus célèbre, Youssef al-Qaradawi, présent depuis 1996 dans l’émission hebdomadaire d’Al Jazeera La charia et la vie. Suite aux printemps arabes (2011), des partis qui sont liés aux Frères musulmans sont parvenus au pouvoir en Tunisie, en Égypte et dans une certaine mesure au Maroc. Mais aujourd’hui, le courant islamiste le plus dynamique est le salafisme, un courant littéraliste né en Arabie (1744) et qui est devenu l’idéologie religieuse de l’État saoudien.
La dynamique salafiste
Les salafistes partagent plusieurs points communs avec les Frères musulmans : comme eux ils sont sunnites, et pour beaucoup d’entre eux arabes ; ils visent à réislamiser les sociétés et les institutions des pays musulmans, notamment par leur action éducative ; et pour parvenir à leurs fins politiques, certains – mais pas tous – justifient l’usage de la violence, notamment contre l’Occident, réputé en guerre contre l’islam. Mais là où les Frères musulmans pratiquent surtout le militantisme associatif et politique, les salafistes (ou tout du moins les salafistes quiétistes, c’est-à-dire apolitiques) développent surtout des activités religieuses, particulièrement la théologie et la prédication.
L’expansion du salafisme, financée par l’Arabie saoudite, est promue par plusieurs institutions : la Ligue islamique mondiale (1962), organisation panislamique qui sert la diplomatie religieuse saoudienne ; l’Université islamique de Médine (1961), centre de formation théologique d’étudiants venus du monde entier ; la World Assembly of Muslim Youth (1972) ; et l’Organisation internationale de secours islamique (1978), dont l’aide est réservée à des bénéficiaires musulmans et conditionnée à leur respect des normes salafistes. D’autres canaux contribuent eux aussi à diffuser le salafisme : une littérature islamique peu onéreuse voire gratuite ; des chaînes télévisées satellitaires (Al-Arabiya, Iqraa TV) ; et Internet. Comme le montrent El Karoui et ses collègues, aujourd’hui les principaux influenceurs musulmans sur Internet sont des salafistes, aussi bien sur Facebook que sur Twitter, Instagram ou les chaînes YouTube.
La doctrine salafiste est frontalement antilibérale, comme en témoignent les décisions juridiques (fatwas) émises par le Comité des grands oulémas, qui sont toujours en vigueur actuellement. Ainsi, « La punition de l’apostat c’est l’exécution » (fatwa n°21166) ; « la sodomie fait partie des péchés majeurs, et la punition dans la charia à celui qui s’y adonne est l’exécution » (fatwa n°3757). Le salafisme organise aussi la ségrégation et l’inégalité entre les sexes : « Il n’est pas permis à un homme, qui n’est pas un mahram [époux ou apparenté inépousable], de serrer la main d’une femme » (fatwa n°1742) ; « Il n’est pas permis à une femme de travailler dans un endroit mixte et son devoir lui impose d’observer le port du voile, et de se tenir éloignée des endroits où se rencontrent les hommes » (fatwa n°19504).
Le salafisme prône non seulement « l’allégeance » aux oulémas saoudiens, mais aussi le « désaveu » des mécréants (al-wala’ wa al-bara’). Les juifs et les chrétiens « sont considérés comme étant des mécréants » (fatwa n°6505) ; « Il n’est pas permis de porter les habits spécifiques aux mécréants » (fatwa n°2358) ; et « Il n’est pas permis d’avoir la nationalité des mécréants, car vous serez soumis à eux et à leur loi » (fatwa n°19685). Cette doctrine semble se diffuser bien au-delà des frontières saoudiennes. Selon la Déclaration du Caire des droits de l’homme en Islam (1990), la communauté islamique est « la meilleure communauté que Dieu ait créée » (préambule) et « L’islam est la religion naturelle de l’homme » (article 10). Cette déclaration a été adoptée par les 57 États membres de l’Organisation de la coopération islamique, qui représentent actuellement 22 % des habitants de la planète.
L’islamisme en Europe
Au Royaume-Uni, en Belgique, en France et en Allemagne, l’idéologie islamiste et les mouvements tablighi, frériste puis salafiste se sont implantés avec l’immigration originaire de Turquie et, surtout, des anciennes colonies (Pakistan, Inde, Algérie, Maroc, Tunisie). Les tablighis, installés à partir des années 1960, sont relativement influents pendant les années 1980. Puis à partir des années 1990, ce sont surtout des associations liées aux Frères musulmans qui portent le discours identitaire islamique. Elles militent contre l’islamophobie, en faveur du port du voile et pour la cause palestinienne. En France, ces organisations fréristes sont regroupées dans la fédération de l’UOIF (1983), récemment rebaptisée Musulmans de France ; elles incluent aussi des mouvements de jeunesse (Jeunes musulmans de France, Étudiants musulmans de France) et des instituts religieux de formation d’imams (Instituts européens des sciences humaines de Château-Chinon (1992) et de Saint-Denis (2001)). Mais au fur et à mesure que ces organisations ont intégré les institutions officielles de l’islam en Europe, elles ont perdu leur crédibilité contestataire au profit des salafistes.
En Europe, les salafistes prônent la séparation physique avec les mécréants et la sécession culturelle par rapport aux sociétés libérales réputées moralement corrompues, en faveur d’une contre-société authentiquement islamique. Auteur en 2016 du rapport Un islam français est possible, El Karoui observait qu’en France un quart des adultes musulmans, mais la moitié des plus jeunes d’entre eux, « ne se définit plus par son conservatisme, mais par l’utilisation qu’il fait de l’islam afin de mener une véritable rébellion idéologique vis-à-vis du reste de la société française, tant ses valeurs et ses comportements sont opposés à la norme et aux habitus communs » (p. 38). La fabrique de l’islamisme montre qu’en France comme plus généralement dans le monde, les personnalités musulmanes les plus influentes sur Internet sont des islamistes, particulièrement des salafistes ; comparativement, très rares sont les musulmans qui suivent les grandes voix francophones d’un islam libéral.
L’influence salafiste est plus réduite au sein de la communauté turque, qui tend plutôt à adhérer à un islamisme frériste teinté de nationalisme turc, tel qu’incarné par le réseau Millî Görüş (1969) et le parti AKP au pouvoir depuis 2002. De fait, lors du référendum constitutionnel de 2017 approuvé par 51,5 % des votants, les Turcs d’Europe ont été particulièrement nombreux à approuver le renforcement des pouvoirs du Président Ergodan, aussi bien en Allemagne (63%) qu’en France (65%), aux Pays-Bas, en Belgique ou en Autriche (plus de 70%).
Pourquoi l’islamisme a-t-il tant de succès?
Si La fabrique de l’islamisme permet d’identifier les « usines » de production et de diffusion de l’islamisme, ce rapport ne permet pas véritablement de comprendre l’essor de la demande sociale d’islamisme. En effet, les explications les plus courantes ne semblent pas résister à l’analyse. Si l’attractivité de l’islamisme résulte des crimes ou de l’humiliation de la colonisation, pourquoi cette idéologie séduit-elle aussi des pays qui n’ont jamais été colonisés, comme la Turquie – et pourquoi les pays anciennement colonisés mais qui ne sont pas musulmans ne semblent-ils pas attirés par des idéologies similaires ? On pourrait envisager que le faible niveau de développement des pays à majorité musulmane soit en cause, ou encore la rapidité de leur transition démographique et des bouleversements sociaux qui y sont associés. Mais alors, pourquoi une idéologie similaire ne se développe-t-elle pas dans des pays non musulmans dans lesquels les conditions de vie progressent moins vite, ou dans d’autres pays dans lesquels les changements sociaux sont au moins aussi rapides ? Reste donc à comprendre pourquoi le « retour » à un islam purifié, rigide et singulièrement intolérant est attractif pour un nombre de plus en plus élevé de musulmans, au point que le salafisme peut aujourd’hui se présenter comme l’islam orthodoxe.
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