Pourquoi la victoire de l’Ukraine est nécessaire à la démocratie edit
Il y a plus de trente ans, le mur de Berlin tombait, l'Union soviétique se désintégrait et le triomphalisme régnait dans les capitales occidentales. Après le désastre de la Grande Dépression et de la Seconde Guerre mondiale, les pays démocratiques s'étaient renforcés, et de nouveaux venus faisaient désormais la queue pour les rejoindre. L'alternative communiste s'était heurtée à un mur et rejoignait les monarchies absolues et les théocraties médiévales dans les poubelles de l'histoire. La démocratie avait gagné, le monde était en paix et tout le reste n'était que détails sans importance.
En 1994 l'Ukraine a choisi de renoncer à ses armes nucléaires et de s'en remettre à de vagues garanties de sécurité fournies par la troïka improbable des États-Unis, du Royaume-Uni et de la Russie – un arrangement étrange qui n'avait de sens que si le monde était désormais sûr pour les démocraties naissantes. Rétrospectivement, ce point de vue était complètement erroné.
L'invasion de l'Ukraine par la Russie en 2014 et l'escalade massive de l'agression à partir de février 2022 nous obligent à nous redemander comment la démocratie peut survivre et si ce siècle sera ruiné par les conflits. La suite des événements en Ukraine revêt une importance considérable, car elle enverra un signal fort – encourageant ou décourageant – à tous ceux qui tentent de devenir démocratiques, en particulier s'ils vivent à distance de frappe d'autocraties bien armées telles que la Chine, la Russie, l'Iran et l'Arabie saoudite. Ces signaux seront lus attentivement dans toute l'Asie, mais aussi en Amérique latine, en Afrique et même en Europe.
La compétition géopolitique déterminante de ce siècle oppose les partisans de la démocratie, avec toutes ses imperfections et ses défauts, aux autocrates, qui s’emploient à truquer les élections et contrôler la société civile.
Les illusions de la «théorie de la modernisation»
Au cours des années 1990, de nombreux décideurs politiques se sont bercés de l'idée qu'à mesure que les pays devenaient plus riches et plus éduqués, ils devenaient inexorablement plus démocratiques. 1 Les faits, cependant, démentent cette « théorie de la modernisation » (Acemoglu et Robinson 2022). Il n'y a pas de tendance générale à ce que les pays qui se développent (ou qui deviennent plus riches) deviennent plus démocratiques. IL est souvent arrivé que des dirigeants autoritaires renforcent leur emprise sur les pays dont la population était éduquée et la classe moyenne en expansion – que l’on songe les États pétroliers du golfe Persique, la Russie de Poutine et la Chine de Xi n'en sont que les exemples les plus récents.
Il existe un corollaire à la théorie de la modernisation, qui peut sembler plus sophistiqué, mais qui est tout aussi erroné dans son principe. Ce corollaire soutient que la capacité d'innovation technologique des démocraties leur permet de triompher des autocraties. Cette version de l'optimisme technologique a peut-être atteint son apogée au début des années 2010, lorsque la communication en ligne et les réseaux sociaux ont suscité une euphorie générale, certains affirmant même qu'il s'agissait d'une technologie transformatrice qui allait faire tomber les dictateurs, par exemple lors du printemps arabe de 2011-2012. 2
Or, comme nous le rappelons dans notre livre Power and Progress (2023), les technologies sont extrêmement plastiques et peuvent être utilisées de multiples façons. Les réseaux sociaux et l'internet illustrent ce point quand ils deviennent des outils entre les mains d'autocraties qui visent à surveiller, censurer et opprimer leur population.
Ce n’est pas d’aujourd’hui que l’innovation technologique soit une force pour le bien comme pour le mal. Les technologies de communication ont souvent été utilisées efficacement à des fins de propagande par des régimes et des dirigeants antidémocratiques. Les nazis étaient passés maîtres dans l'art de la propagande radiophonique et, aux États-Unis, les utilisateurs les plus habiles de ce moyen de communication n’étaient seulement des dirigeants démocratiquement élus tels que le président Franklin D. Roosevelt, mais aussi le père Coughlin, un militant fasciste.
Vu sous cet angle, il est évident que les politiques américaines et ouest-européennes à l'égard des autocrates ont été contre-productives. Depuis les années 1990 au moins, les responsables de la politique étrangère américaine pensaient qu'il suffisait de commercer librement avec la Chine pour que la démocratisation se produise naturellement. La Chine a été admise à l'OMC en 2001 dans des conditions favorables. Bien entendu, la disponibilité de la main-d'œuvre chinoise bon marché était une excellente nouvelle pour les multinationales, qui ont délocalisé avec enthousiasme leurs activités en Chine et construisaient des chaînes d'approvisionnement plus complexes, transférant au passage une grande partie de leur technologie à des entreprises chinoises. Mais il n'y avait pas lieu de s'inquiéter, aux yeux de nos chefs d'entreprise et de nos hommes politiques, car tout le monde était gagnant : tout le monde profiterait des exportations chinoises et la Chine elle-même rejoindrait bientôt les rangs des pays démocratiques épris de paix.
Les États-Unis ont également joué un rôle de premier plan dans le système international qui a permis, voire encouragé, l'OPEP à manipuler les prix du pétrole, alors même que de telles activités seraient considérées comme une conspiration criminelle dans la plupart des systèmes juridiques occidentaux.
L'approche européenne de la Russie a été encore plus problématique. Pendant plus de vingt ans, les dirigeants politiques allemands ont soutenu que le gazoduc Nord Stream contribuerait à lier la Russie à une Europe pacifique. 5
Bien entendu, certaines personnes bien connectées dans les démocraties ont aussi largement profité de cette complaisance. Londres et d'autres capitales européennes ont ouvert leurs bras aux oligarques étrangers désireux d'acheter des biens immobiliers de premier ordre ou des clubs sportifs. Le système bancaire européen a été complice en permettant aux riches Russes de blanchir leurs immenses fortunes en acquérant des biens immobiliers, des actifs financiers et de gigantesques yachts.
Lorsqu'ils étaient interrogés sur ces pratiques, les décideurs politiques se rabattaient sur une version de la théorie de la modernisation : il s'agissait d'une phase passagère, et comme les enfants des élites russes, saoudiennes et chinoises étudiaient dans de célèbres pensionnats britanniques et collèges américains, leurs parents deviendraient certainement bientôt de fervents défenseurs de la démocratie, des marchés libres et des droits de l'homme.
Les autocraties se renforcent
Or rien de tel ne s'est produit. Au cours des trois dernières décennies, la prospérité croissante des principaux pays non démocratiques a renforcé la domination politique d'une petite élite, au lieu de favoriser l'émergence d'un mouvement démocratique. Dans les années 1980, avant que la Chine ne soit complètement intégrée au système commercial mondial, il existait un puissant mouvement étudiant dissident dans les villes et une véritable organisation ascendante parmi les paysans dans les campagnes. Tout cela a été anéanti dans les années 1990 par une vague de répression financée par les revenus élevés du gouvernement provenant du commerce extérieur et des investissements occidentaux, après le massacre de la place Tiananmen.
Le capitalisme à lui seul n'apportera pas non plus la démocratie dans davantage d'endroits. Dans le cadre des accords actuels, les capitalistes sont prêts à vendre aux autocrates tout ce qu'ils veulent. Les pays occidentaux ont vendu à la Russie des composants utilisés dans des armes de pointe après 2014, en dépit d'une prétendue interdiction de l'UE sur de tels envois. Les entreprises américaines vendent des puces avancées au complexe militaro-industriel chinois, malgré les interdictions – et ce alors même que la Chine est actuellement une source majeure de réapprovisionnement pour l'armée russe, y compris pour les avions de chasse qui sont utilisés sans discernement pour tuer des civils ukrainiens.
Il est temps de se réveiller. Fournir des technologies de pointe aux autocrates ne les rend pas plus pacifiques, plus sages ou plus doux. Les autocrates se maintiennent au pouvoir en fragmentant la société et en fomentant des messages nationalistes, afin de contrecarrer les effets de démonstration créés par les succès occidentaux. S'appuyant sur une base religieuse ou laïque, les dirigeants autocratiques disent à leur peuple : nous sommes spéciaux, nous sommes menacés, c'est nous contre le monde, et si nous laissons l'Occident « l'emporter », il nous détruira, ainsi que notre mode de vie, notre culture, et ainsi de suite. Tout cela est absurde mais, comme nous l'expliquons dans notre livre, cela peut être vendu aux gens grâce à des filtres d'information intelligemment conçus, à des millions de « bots » sur Internet et à des médias officiels bien financés. L'oppression autocratique est comme une bicyclette : les personnes au sommet craignent de tomber si elles ne continuent pas à colporter des mensonges.
L’enjeu de l’Ukraine
Vu sous cet angle, la suite des événements en Ukraine est d'une importance capitale. Après quelques décennies d'hésitation et de contre-performance, l'Ukraine a choisi en 2019, par la voie des urnes, de réduire le pouvoir de l'élite dirigeante pro-russe et de faire évoluer ses institutions dans le sens de l'Europe occidentale. Soit Vladimir Poutine a trouvé ce changement menaçant, soit il a simplement décidé que c'était l'occasion de s'emparer de nouveaux territoires. Poutine utilise la propagande pour contrôler efficacement la société russe et mobiliser un soutien populaire plus que suffisant. L'Occident a aidé l'Ukraine, mais lentement, craignant les conséquences d'une escalade, y compris l'utilisation potentielle d'armes nucléaires.
Imaginez à présent ce qui se passera si Poutine l'emporte. Cela enverra le signal que les nations autocratiques peuvent envahir leurs voisins plus démocratiques en toute impunité. Les autocrates seront également davantage incités à se doter d'armes nucléaires, car cela leur permet évidemment de s'en tirer à meilleur compte.
L'expérience récente de l'Afghanistan nous rappelle que la démocratisation est rarement couronnée de succès lorsqu'elle est imposée de l'extérieur. Et lorsqu'un pays choisit la démocratie pour lui-même, le processus peut être controversé, avec des avancées et des reculs – comme nous l'avons vu en Europe centrale et orientale. Pour que la démocratie puisse s'épanouir, ou même survivre, elle a besoin d'un « havre de paix ». Cela signifie que les autocrates expansionnistes doivent se tenir à l'écart, au lieu d’envoyer leurs chars dans des pays comme l'Ukraine qui tentent de contrôler la corruption, d'éliminer le pouvoir de l'oligarchie et de devenir véritablement démocratiques.
Nous entrons à présent dans la phase la plus dangereuse du 21e siècle. S'appuyant sur la prospérité due à son succès en tant qu'exportateur vers les démocraties industrielles, la Chine a redoublé d'efforts pour développer des technologies, en particulier pour la surveillance. La course au développement de l'intelligence artificielle est lancée, avec deux grands acteurs : les États-Unis et la Chine. Les autocrates disposent désormais d'une source potentielle de technologie oppressive développée dans leurs propres rangs, et on ne peut pas exclure que des entreprises occidentales malavisées inventent des outils pouvant être utilisés pour saper nos propres systèmes politiques.
Au cours de ce siècle, le nombre de personnes vivant dans les démocraties prospères d'aujourd'hui atteindra son maximum, probablement autour de 1,5 milliard. Mais la population mondiale continuera de croître, passant de 8 milliards aujourd'hui à 10 milliards, selon les projections des Nations unies, voire 12 milliards. 7 L'Inde deviendra bientôt (ou est peut-être déjà) le pays le plus peuplé du monde, mais sa démocratie souvent vantée n'a rien de sûr à l'heure actuelle, et il est possible, même s’il le dément, que le Premier ministre Narendra Modi utilise des technologies de surveillance avancées contre ses opposants.
Une grande partie de la croissance démographique des prochaines décennies aura lieu en Afrique, où le conflit entre la démocratie et l'autocratie est très présent.
Quelles technologies seront inventées ou adoptées en Chine, en Inde, en Amérique latine et en Afrique, qui en bénéficiera et comment les tentatives de créer davantage de démocraties affecteront-elles la sécurité mondiale ? Assistera-t-on à une nouvelle émergence d'autocrates agressifs, utilisant l'IA de la Chine, les drones de l'Iran et les mercenaires de la Russie ? Une grande partie de cette question sera déterminée sur les champs de bataille de l'Ukraine.
Si la Russie est autorisée à poursuivre l'occupation de l'Ukraine et à se déclarer victorieuse, elle enverra un signal puissant et nuisible : les autocrates peuvent envahir les pays démocratiques et s'en tirer à bon compte.
La version anglaise de cet article a été publiée par notre partenaire VoxEU sous le titre « Democracy needs Ukraine to win ».
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Références
Acemoglu, D (2022), “Closing Tax Havens Is the True Test of the West's Resolve”, Project Syndicate, 8 March.
Acemoglu, D and S Johnson (2023a), Power and Progress: Our Thousand-Year Struggle Over Technology and Prosperity, Public Affairs (forthcoming).
Acemoglu, D and S Johnson (2023b), “What’s wrong with ChatGPT?”, Project Syndicate, 6 February.
Acemoglu, D and J Robinson (2022), “Non-Modernization: Power–Culture Trajectories and the Dynamics of Political Institutions”, Annual Review of Political Science 25: 323-339.
Bandow, D (2021), “How Triumphalism Squandered America’s Cold War Victory”, Cato Institute, 30 December.
Brick Murtazashvili, J (2022), “The Collapse of Afghanistan”, Journal of Democracy 33(1): 40-54.
Fukuyama, F (1989), “The End of History?”, The National Interest 16: 3-18.
Manand, L (2018), “Francis Fukuyama Postpones the End of History”, The New Yorker, 3 September.
Pan, P (2008), Out of Mao's Shadow: The Struggle for the Soul of a New China, Simon & Schuster.
United Nations (2022), World Population Statistics 2022.