Quand les couches cultivées américaines ont largué les amarres edit
Tout le monde a le sentiment que la réussite scolaire est socialement biaisée, en France comme dans beaucoup de pays[1]. Mais, aux Etats-Unis, la grâce rendue à la compétition universitaire constitue le pendant de la vénération envers la société de marché et les jeux de concurrence. La place que se taillent aujourd’hui les cadres supérieurs et professions intellectuelles au sommet de la société en témoigne : cette catégorie, en deux ou trois générations, a su capter en sa faveur les ressources croisées de l’éducation, de la culture, des revenus, des bons emplacements résidentiels (situés à proximité des écoles d’excellence), de la santé et, enfin, de la (relative) stabilité familiale. Pour comprendre le climat et les clivages politiques qui ont abouti à l’élection de Donald Trump, il faut s’intéresser à eux. Dream Hoarders (Accapareurs de rêves), le livre de Richard V. Reeves[2], ajoute une pierre aux analyses aujourd’hui en cours chez les chercheurs américains – voir aussi mon article sur l’aspirational class d’Elizabeth Currid-Halkett (6 avril 2018).
Le philosophe[3] et politicien Richard Reeves a quitté sa ville natale anglaise de Peterborough, tant il ne supportait plus le snobisme de classe qui règne en Grande-Bretagne. Lui même issu d’un milieu populaire, il espérait, en traversant l’Atlantique, pouvoir baigner dans une « vraie société démocratique » où chacun, et ce en particulier dans les strates élevées de la société, est d’abord jugé pour lui-même. Or, c’est aux Etats-Unis qu’il découvre la société la plus cadenassée par les titres universitaires. « Le mythe américain de la méritocratie scolaire permet aux couches supérieures de justifier leur position par leur brillance intellectuelle et leurs efforts assidus bien plus que par la chance ou par un système parfaitement rodé. Au moins, la classe supérieure anglaise a la décence de se sentir coupable ». De cette stupéfaction, est né un livre très documenté sur la façon dont les couches supérieures américaines, de plus en plus souvent formées dans les universités d’élite, ont édifié une digue de séparation avec la société, faisant éclater en mille morceaux le rêve américain du pays où chacun a ses chances (ce travail repose sur de nombreuses statistiques, nous renvoyons en notes quelques-unes des plus percutantes).
Son étude concerne le sommet de la pyramide des revenus, les 20% les plus aisés[4]. Les résultats sont imparables : c’est en facilitant l’accès de leur progéniture aux diplômes les plus élevés que les riches ont assuré leur maintien dans le haut de l’échelle sociale, un tournemain qui emboite avec maestria revenus hérités et optimisation de l’effort éducatif. 46% de leurs enfants quittent l’université avec le plus haut niveau d’éducation, et 76% d’entre eux atteignent un niveau éducatif très satisfaisant[5] – un score spectaculaire par rapport aux autres catégories, par exemple dans le quatrième quintile juste en dessous, la proportion de hauts diplômes est plus de deux fois moindre. Le college auquel on accède (le premier niveau des études supérieures aux Etats-Unis) s’avère le marchepied crucial de ces parcours d’excellence : ainsi une claire corrélation se dessine entre le niveau de revenus des parents et les colleges de l’Ivy League, le summum étant détenu par celui de Harvard, qui comprend 65% d’enfants appartenant aux familles des top 20, et presque aucun de ceux issus des strates les plus pauvres[6] . Sur deux ou trois générations, le tremplin « college » s’est révélé une machine de sélection sociale redoutable, car l’accès à ces institutions se solde d’une pléiade d’avantages : sociabilité dans le milieu des biens nés, accès à des réseaux tout au cours de la vie, meilleures chances pour des stages et des emplois, et, last but not least, atout pour que vos descendants puissent être recrutés par ce même college – les critères de sélection certes reposent sur les résultats scolaires mais s’y joignent des éléments subtilement pris en compte tels « le pouvoir économique, un savoir d’initiés et les relations ». Avoir un père alumni ou donateur de certaines universités peut constituer un élément favorable pour votre dossier, ce qui écorne âprement l’image d’une méritocratie en acier trempé. Pour s’amarrer durablement dans le haut de l’échelle sociale l’arme de l’éducation est plus efficace encore que celle de l’argent, montre Richard Reeves.
Dès lors, rien n’est laissé au hasard chez ces parents cadres supérieurs, la course commence avant le berceau. Plus de la moitié des naissances a été planifiée, et ce avec la même rigueur que l’on porterait à un projet d’entreprise. Pendant la grossesse toutes les précautions de santé sont prises (ne pas fumer, prendre des vitamines, etc.) – de ce fait, on ne détecte dans ces milieux presque plus de naissances de bébé de petit poids (contre entre 10 et 30 % pour les autres couches sociales). Le parcours de l’enfant suit ensuite des balises que l’on connaît bien dans le système français : stimulation intellectuelle et abondance de jeux éducatifs dès le premier âge, suppression des écrans pendant la toute petite enfance, création d’un environnement protégé des risques et des violences, sélection d’écoles à pédagogie innovantes, dîners familiaux animés, suivis des devoirs et aides de professeurs à la maison, multiplication des activités extra-scolaires. Chez ces parents, on parle en moyenne trois heures de plus aux enfants par semaine que dans les milieux modestes, ce qui étend le vocabulaire et favorise la dextérité argumentative : un word podometer, de fait, permet de mesurer l’exposition des jeunes à la diversité du vocabulaire.
Comme l’explique l’auteur, « nous ne sommes pas juste des parents, nous pratiquons le métier de parent ». Un chercheur a d’ailleurs construit un indice de qualité du « parenting ». Son étude longitudinale menée dans le cadre de la statistique nationale montre que près de 35% des ménages situés dans les 20% les plus aisés pratiquent une parentalité très active (et 4% une parentalité de faible intensité) contre moins de 5% pour les ménages situés dans les 4 derniers déciles des revenus (et 57% de parentalité de faible intensité). Cette course pour la réussite des enfants aboutit à ce que tous les parents à haut niveau éducatif, et en particulier les mères, passent de plus en plus de temps à s’occuper de leurs enfants, s’adaptant à ce processus que des économistes nomment The Rug Rat Race[7]. De même les femmes très diplômées prennent en moyenne un congé de maternité plus long que les autres femmes.
Ce tour d’horizon sur l’entre-soi des 20% serait incomplet si l’on omettait une donnée essentielle : le renforcement de l’homogamie des mariages dans la classe aisée américaine. Depuis le boom de l’enseignement supérieur et son ouverture aux femmes, on se marie entre niveaux universitaires équivalents. « Loin d’abandonner le mariage, les américains diplômés l’ont réhabilité au profit d’une institution éducative adaptée à l’âge de l’économie de la connaissance ». David Brooks, auteur de Bobos in Paradise, démarre son livre par une succulente exploration des annonces matrimoniales du New York Times des années 2000. Alors que traditionnellement, ces dernières insistaient sur les accouplements entre noms de familles connus, la plupart du temps situés au sein des WASP, aujourd’hui ce qui est publicisé avec superbe, c’est le pedigree universitaire : « Si vous regardez le carnet mondain, vous pouvez sentir la force qui se dégage de tous ces taux de réussite aux examens d’entrée à l’université. Dartmouth épouse Berkeley. MBA se marie avec Ph.D… Fulbright épouse Rhodes… Un MBA de Duke qui travaille à la Nations Bank épouse une diplômée de la Michigan Law School qui travaille chez Winston & Strawn. » Ces appariements scolaires existe aussi en France, mais une certaine discrétion les entoure dans les carnets mondains, devenus rares d’ailleurs. Aux Etats-Unis, c’est tout le contraire : la poudre aux yeux passe par l’affichage de ces parchemins.
Une enquête sur la philosophie politique des créateurs d’entreprise de la Silicon Valley (citée dans mon livre Le Modèle californien), lieu où abondent les très hauts diplômés, et où la quête de talents constitue un leitmotiv des entreprises[8], démontre combien s’est installé un sentiment de légitimité tranquille dans ces milieux. Les dirigeants du Net se révèlent, comme on pouvait s’y attendre, radicalement pro business : ils sont peu favorables aux syndicats, revendiquent l’extension des libertés des entrepreneurs, et ils pensent, par exemple, que le système scolaire pourrait être amélioré, s’il était géré comme une entreprise. Leur vision de la société est celle d’une méritocratie génératrice d’inégalités. Ainsi ils ne sont pas choqués par les écarts colossaux de revenus – notamment, pour eux, les revenus doivent être alignés sur la contribution que chacun apporte à la société, ce qui naturellement induit des inégalités entre les individus et d’ailleurs, et sans plus de précaution, « ils pensent que les citoyens n’ont pas tous le même potentiel, le même talent, pour contribuer à la société ». Ces premiers de la cordée scolaire se lovent dans la bonne conscience de celui qui a remporté un marché à la loyale, à l’instar du self-made man qui se sent légitime par les risques qu’il a pris et les investissements qu’il a déployés pour développer ses affaires. Dans le nouveau monde, on croit aux vertus du marché et de la compétition, et personne n’a envie de trop se prendre la tête pour savoir si la sélection scolaire résulte d’une concurrence réellement libre et non faussée. Les 20% se sentent donc pleinement de leur bon droit sur leur Olympe : le problème c’est qu’ils sont de plus en plus souvent les seuls à le penser.
[1] 65 % des Français estiment que l’école n’assure pas à chaque enfant la même chance de réussir sa scolarité (sondage IFOP 2018).
[2] Richard V. Reeves, Dream Hoarders: How the American upper middle class is leaving everyone else in the dust, why that is a problem and what to do about it, Brookings Institution Press, 2017.
[3] Il est co-directeur du Centre sur les enfants et les familles à la Brookings Institution, et, un moment, a été conseiller de Nick Clegg.
[4] Dans son étude, la population américaine est répartie en 5 quintiles, des plus fortunés aux plus pauvres.
[5] L’indicateur retenu est le nombre d’années de scolarisation. Les études de mobilité sociales et éducatives sur plusieurs générations sont particulièrement complexes donc nous renvoyons à la note méthodologique fournie par l’auteur : https://www.brookings.edu/blog/social-mobility-memos/2014/10/27/the-inheritance-of-education/
[6] Mobility Report Cards: The Role of Colleges in Intergenerational Mobility http://www.equality-of-opportunity.org/papers/coll_mrc_paper.pdf, Voir en particulier FIGURE I: Distributions of Parent Income by College
[7] L’expression est difficile à traduire. On pourrait parler de « la course aux prépas dès le berceau », si on prend l’équivalent dans le système français http://www.nber.org/papers/w15284.pdf
[8] Enquête effectuée auprès de 129 founders de la Silicon Valley par le journaliste technologue Gregory Ferenstein, « The politics of Silicon Valley », octobre 2015.
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