Querelle de chiffres sur les migrations edit
Un livre publié en début d’année par un universitaire américain et ancien journaliste francophone (il a travaillé à Libération), Stephen Smith, intitulé La Ruée vers l’Europe. La jeune Afrique en route vers le vieux continent (Grasset) a déclenché une belle polémique. Le titre du livre dit sa thèse : l’explosion démographique subsaharienne devrait, dans les 30 prochaines années, se traduire par une immigration massive vers l’Europe. L’auteur prévoit ainsi que vers 2050, un quart de la population européenne serait d’origine africaine.
Cette prédiction a été vivement contestée par François Héran, démographe bien connu et de grande réputation scientifique (il a dirigé l’Institut national d’études démographiques pendant plusieurs années et il vient d’inaugurer une chaire sur les migrations au Collège de France). Les deux contradicteurs sont bien d’accord sur quelques faits, notamment sur la vive croissance démographique prévisible de l’Afrique subsaharienne. Elle passerait de 970 millions d’habitants aujourd’hui à 2,2 milliards en 2050. Leurs désaccords portent surtout sur l’évaluation d’un facteur-clé fortement associé à la capacité de migrer : le niveau de prospérité économique.
Tous les deux sont d’accord sur le fait que l’extrême pauvreté est un frein à la migration et que, par conséquent, le décollage économique de cette partie de l’Afrique est une condition nécessaire à l’accélération des migrations. C’est sur l’ampleur de cet effet économique que les analyses divergent. Selon François Héran, dans la note fouillée qu’il a consacrée au sujet dans Populations et Sociétés (n°558, septembre 2018), et qui s’appuie sur diverses études du FMI et de la Commission européenne, cet effet, associé à la croissance démographique elle-même, ne ferait que multiplier par 2,3 à l’horizon 2050, l’intensité des migrations subsahariennes vers l’Europe. C’est déjà beaucoup, mais selon les calculs de François Héran, cela ne conduirait au mieux qu’à un taux de 4 à 5% d’immigrés subsahariens en Europe en 2050, très loin donc des 25% avancés par Stephen Smith.
La réponse qu’apporte Stephen Smith dans le Figaro du 14 septembre sur cette question centrale du développement économique ne paraît pas très étayée (François Héran, se contente-t-il de dire en maniant l’ironie tout en s’en défendant, fait le pari du sous-développement persistant de l’Afrique). François Héran n’a donc pas tort, dans une nouvelle tribune parue dans Libération du 10 octobre, de reprocher à son contradicteur de ne pas présenter ses arguments dans une revue scientifique, où ils pourraient être évalués par des experts du domaine, plutôt que dans les colonnes d’un quotidien. Ça devrait être le jeu normal du débat scientifique.
Mais au-delà de cette question des formes de validation de résultats scientifiques, on se demande, au fond, si la question en jeu dans cette controverse peut vraiment être tranchée de manière catégorique (comme le dit d’ailleurs Stephen Smith dans son interview du Figaro). Les prévisions démographiques sont certes assez fiables (fécondité, mortalité, espérance de vie…), mais les prévisions économiques à horizon d’une trentaine d’années dans un continent en pleine mutation le sont-elles autant ? On peut fortement en douter. Sans parler des possibles bouleversements géopolitiques, des guerres, du changement climatique. En réalité, ces prévisions sur les migrations intercontinentales à un horizon d’une trentaine d’années sont le résultat d’une équation comprenant énormément d’aléas. Il serait sans doute plus prudent en la matière de parler de fourchette, et sans doute devrait-elle être assez large.
L’enjeu politique et culturel
Plus fondamentalement, on peut se demander s’il est bien raisonnable de limiter le débat à la démographie. Cette question des migrations est devenue en Europe un enjeu politique majeur. Dans certains pays européens, des majorités ou de fortes minorités se sont exprimées en faveur de leaders politiques qui font du refus des migrations ou de leur stricte limitation le cœur de leurs propositions électorales. Et ces leaders rencontrent, ici ou là en Europe, et encore récemment en Italie des succès électoraux. On peut certes lire ces effets politiques comme le résultat d’une machine à fantasmes que dénonce François Héran dans sa critique de Stephen Smith. Mais est-ce suffisant ?
La question de l’intégration sociale et culturelle des migrants est à l’évidence un enjeu majeur. Dans un pays comme la France on ne peut pas dire jusqu’à présent qu’elle ait été couronnée d’un large succès. Certes, les grandes difficultés que l’on constate, tant sur le plan social que culturel, semblent plus concerner les enfants ou les petits-enfants d’anciennes générations de migrants que des primo-arrivants actuels. Il est néanmoins inquiétant de constater qu’une part importante de la population d’origine étrangère, sous l’influence des Frères musulmans et du salafisme, semble en route vers une sécession culturelle (voir le rapport de l’Institut Montaigne à ce sujet dont Telos a rendu compte). Rien ne dit bien sûr que les migrants suivront cette voie. La volonté d’intégration et la nécessité économique poussent souvent à multiplier les preuves de bonne volonté culturelle et les signes d’allégeance. La présence de l’islam est d’ailleurs inégale en Afrique. Seul un tiers des Subsahariens sont de confession musulmane (contre 90% des habitants d’Afrique du nord). En Afrique subsaharienne cependant l’influence d’un islam radical se renforce. Le plus important et le plus ancien groupe islamiste radical, le bien connu Boko Haram, est très présent au Nigéria où, dans le nord-est du pays, il a imposé la charia. Il est également présent au Cameroun, au Niger et au Tchad. Al-Shabaab, un autre groupe islamiste lié à al-Quaïda, est implanté en Somalie. L’islam radical semble aussi se développer au Sénégal (la mosquée de Dakar serait dominée par les salafistes). On ne dispose pas de connaissance sur les liens entre ce contexte politique et religieux et la question migratoire elle-même. Il est probable en tout cas que ce contexte puisse exercer une influence, soit que certains Africains veuillent fuir des persécutions religieuses, soit que d’autres veuillent exporter leur combat religieux hors de leurs frontières. Après tout, un des objectifs affichés de l’islamisme est bien de diffuser sa doctrine, culturellement foncièrement antilibérale et anti-occidentale, au monde entier (voir l’article de Jean-François Mignot sur le rapport El Karoui dans Telos).
Le contexte politique, social et culturel qui entoure le fait migratoire est donc loin d’être simple, les populations des pays d’accueil sont certainement loin d’y voir clair et par conséquent ce contexte troublé est lourd de dangers. On ne peut certainement pas se contenter d’un message rassurant visant à balayer les fantasmes ou de ne traiter les peurs qui s’expriment que comme de simples fantasmes. On ne peut pas non plus avancer l’idée qu’un petit ou grand « remplacement » va se produire sans de solides arguments pour l’étayer, ce qui est loin d’être le cas aujourd’hui, François Héran a raison de l’affirmer. Les sciences sociales doivent aller au fond du débat sur les questions migratoires en n’éludant aucun sujet. Avant de porter la question au débat public, elles doivent le faire d’abord – et il faut suivre à nouveau François Héran sur ce point – par l’intermédiaire de publications scientifiques permettant de valider les connaissances acquises pour sortir des controverses idéologiques et politiques.
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