Haro sur les dockers de Marseille edit
Après un premier billet sur les dockers, en hommage à une profession que la technologie bouleverse, une deuxième question se pose : sachant le gigantesque coût économique des grèves à répétition sur le port de Marseille, comment se fait-il qu’une solution, collaborative ou antagonique, n’ait pas été trouvée plus tôt ?
Les solutions sont en effet de deux types : 1/ intervention violente des autorités pour faire cesser le mouvement social ; 2/ arrangement négocié entre les syndicats de dockers et les sociétés portuaires.
La solution antagonique prévaudrait immédiatement dans un autre contexte, par exemple si le pays était en état de guerre. Sachant l’enjeu national, elle aurait l’immédiat soutien de l’opinion et les dockers ne s’y risqueraient pas. Le dommage social est ici plus diffus et moins visible, mais tout aussi réel sur la durée. Pourtant, peu de gouvernements se risqueraient à l’usage de la force. C’est assez propre à la France, où un politique pourra tenir un langage de matamore sur les jeunes des cités ou les immigrés, mais n’osera pas intervenir directement dans les conflits sociaux, même violents ou coûteux pour le pays. Cette réalité très française fait l’objet de nombreuses analyses. Voir par exemple Algan et Cahuc (2007) ou bien le génial livre de Thomas Philippon (2007), qui montrent que nous vivons dans une société où la confiance entre les acteurs sociaux et la conciliation comme mode de résolution des conflits sont très faibles. La défiance engendre, et est justifiée par, l’incapacité à trouver des solutions coopératives. Dans tout domaine mais particulièrement dans le monde du travail. Donc les solutions coopératives sont difficiles à trouver et laissent place à des solutions antagoniques, où le conflit est larvé, mais où le gouvernement dans la crainte de la réaction sociale manifeste un degré de tolérance qu’on ne trouve pas dans d’autres pays.
Un livre influent est sorti au moment de la campagne présidentielle (Delpla et Wyplosz, 2007), dont la thèse est : « achetez-les ! » Si une catégorie de la population dispose d’une rente à un titre ou à un autre, elle fera tout pour la préserver, même si son abandon représentait un avantage immense pour le reste de la population. Dans une société de défiance, la solution coopérative – et donc l’abandon négocié de la rente – est difficile. Les auteurs font la liste des gens qui disposent ainsi de « privilèges toxiques », les notaires, les chauffeurs de taxi, les membres des grands corps d’État, les greffiers, etc., en signalant que ces privilèges peuvent être abolis en donnant une compensation à ceux qui en profitent. Par exemple, concernant les dockers, l’État achèterait l’abandon de leur statut professionnel obsolète, permettant ainsi, par accord collectif, que le port de Marseille s’équipe de façon moderne.
Cette proposition n’est qu’une variante d’un résultat mythique de la science économique, que l'on appelle le théorème de Coase. Ronald Coase soutenait que toute externalité négative (par exemple l’entreprise qui pollue ; le syndicat qui profite de sa position de rente, etc.) peut trouver une solution dans un équilibre de marché décentralisé. Plus exactement, les anomalies et défaillances de marché peuvent recevoir une solution de marché, ce qui est une proposition très forte du point de vue de la philosophie politique. Il suffit que ceux qui souffrent de l’externalité paient en guise de dédommagement une prime à ceux qui la causent de façon à ce qu’ils interrompent leur conduite. Avec un corollaire plus politique (ce que n’acceptait pas Coase qui en restait à une position libérale extrême) : comme personne pris isolément n’aura un intérêt investi très fort à se bagarrer contre le privilège (la souffrance ressentie individuellement par chacun des Français devant le blocage du port de Marseille est minime) il faut donc, plutôt que le jeu du marché, une initiative de l’État central qui pourra utiliser l’instrument fiscal pour le dédommagement nécessaire aux perdants de la réforme.
Si le principe est simple, son application est difficile. Il faut d’abord un État fort et légitime, quand précisément une société de défiance ne favorise pas la légitimité de l’action publique. Il faut qu’il puisse imposer par exemple que le dédommagement soit acquitté par l’impôt général alors que certains vont probablement profiter davantage que d’autres de la réforme (par exemple, les entreprises de Marseille davantage que celles du Havre ; ou bien les Parisiens davantage que les ruraux si on libéralise l’entrée dans la profession de chauffeur de taxi).
Ensuite, de tels accords supposent davantage que la non-défiance ; il faut une société de confiance : si moi, docker, j’abandonne mon statut et autorise une privatisation des opérateurs portuaires, tiendra-t-on les promesses qu’on m’a faites ?
Enfin, cette méthode comporte une sorte d’aléa moral : si détenir une rente permet de la monnayer, il faut que je me dépêche d’essayer d’en acquérir une et si je l’ai, de me débrouiller pour la « vendre » le plus cher possible. Et tant pis pour ceux qui n’en ont pas. Le blocage régulier du port de Marseille coûterait par exemple deux milliards d’euros annuels à l’économie régionale : est-ce à dire que la prime à extraire par les dockers pourrait aller jusqu’à une rente de deux milliards d’euros annuels ? Immédiatement, les dockers du Havre risqueraient de se mettre en grève ! Cela, accessoirement, met le doigt sur une autre difficulté, celle d’évaluer assez précisément le coût social du privilège.
Finalement, et hélas pour la France, le soutien social à ce genre de politique est très faible : l’opinion aura, défiance oblige, une sympathie marquée pour la protestation sociale, y compris de la part de privilégiés protégeant leur statut. Et qui dans une telle société n’a pas à son petit niveau un « statut » à défendre ?
Finissant ce texte, je m’aperçois que le sujet en est exactement traité par l’excellent livre de Landier et Thesmar (2010). On lira aussi Seabright (2004) pour une discussion du théorème de Coase. La France est peut-être une société de défiance, mais que de bons bouquins pour l’analyser !
Références
Algan, Yann et Pierre Cahuc (2007), La Société de défiance. Comment le modèle social français s’autodétruit, éditions Rue d’Ulm.
Philippon, Thomas (2007), Le Capitalisme d’héritiers, La République des Idées/ Le Seuil.
Delpla, Jacques et Charles Wyplosz (2007), La Fin des privilèges, Hachette, coll. « Telos ».
Landier, Augustin et David Thesmar (2010), La Société translucide, Fayard.
Seabright, Paul (2004), The Company of Strangers: a Natural History of Economic Life, Princeton University Press.
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